Si je vous dis que samedi le neuf mars j’ai assisté à la projection d’un film abordant l’impérialisme et le rôle géopolitique joué par les épices sur le contrôle des populations locales, vous penserez sans doute que j’ai acheté un billet pour le blockbuster de Denis Villeneuve, Dune: Part Two (2024).
Mais vous ferez fausse route : le lendemain de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes (oui, il faut continuer de l’écrire tout du long car non, ce n’est pas une célébration de la femme), j’étais assise au Ausgang Plaza pendant la présentation du programme double « Résister en territoires occupés » par le Festival Filministes. Après un bloc de trois courts métrages (Wapikoniskaw [2022] de Nicole Jean-Pierre, Marie-Anne Jean-Pierre, Francine Gagnon Awashish, Evelyne Chachai, Carole Jean-Pierre, Gerthie Chachai et Anne Ardouin ; High Roads [2023] de Giuliana Racco ; et In Vitro [2019] de Larissa Sansour), les programmatrices avaient choisi de mettre à l’honneur Foragers (2022) de Jumana Manna, une docufiction qui explore l’éradication et la régulation juridique des pratiques et coutumes palestiniennes par les forces israéliennes. Manna s’intéresse plus précisément à la manière dont la cueillette de l’akkoub et du zaatar, deux plantes d’usage quotidien et traditionnel, a progressivement été interdite aux populations arabes (et pas aux populations juives) afin de les inciter à s’approvisionner, pour ces mêmes herbes qui poussent dans leur cour arrière, auprès de riches propriétaires israéliens qui en font lucrativement la monoculture. Sans narration explicite et à l’aide d’un montage aussi discret qu’efficace, la réalisatrice montre les patrouilles de contrôle s’échinant à mettre en échec, à coup d’amendes et de menaces paternalistes, les ceuilleur·euse·s s’obstinant malgré tout à récolter le zaatar et l’akkoub — que ce soit pour des raisons d’accès à la nourriture et de précarité alimentaire ou par défiance, pour honorer une pratique ancestrale et refuser de reconnaître l’autorité israélienne.
L’entièreté des images sont captées dans la ligne verte, cette frontière qui délimite le tracé de l’État d’Israël (les traités qui déterminent cette ligne ont d’ailleurs étendu sa superficie). À travers un ensemble mêlant scènes intimes du quotidien (baignades, cuisine, randonnées, discussions collectives) et interrogatoires de police face caméra (les agent·e·s, bien sûr, sont interprétées par des acteur·ice·s), Manna soulève un ensemble de problématiques qui concernent spécifiquement le génocide palestinien, mais aussi les questions plus larges de justice environnementale et de colonialisme vert. En effet, c’est sous prétexte de protéger une ressource qu’Israël aurait rendu illicite la cueillette de l’akkoub, argumentant que la plante est en voie d’extinction (ce qui est faux) ; c’est encore dans un objectif prétendument écologique que les villages détruits lors de la Nakba ont été recouverts par des parcs nationaux visant à « protéger l’environnement » (lire : des espèces végétales importées qui survivent très mal au climat local).
Ce que raconte Foragers est bien réel, en dépit de son appellation générique qui indique un recours aux ressorts fictionnels. Il faut le répéter, car la mention de « docufiction » pourrait laisser croire que cette absurdité légale est bel et bien le fruit artificiel d’une satire cinématographique. Ici, le dispositif docufictionnel ne fait pas que rendre possible un récit qui autrement serait inaccessible à la caméra (la mise en examen des cueilleur·euse·s par la police), il instaure également un rapport de méfiance face à la référentialité non pas du récit mais de la situation réelle, qui nous pousse à nous interroger sur ce qui est crédible, possible et imaginable comme politique nationale. Ce stratagème, à mon avis, dépasse le poncif selon lequel « la réalité dépasse toujours la fiction ». Israël est la fiction de ce documentaire : une fiction puissante, mortifère, dévastatrice, mais une fiction tout de même (et quel état ne l’est pas ?).
[Jumana Manna]
Foragers s’ouvre sur un plan dont la dimension sinistre est implicite ; des terres, apparemment paisibles, sont filmées à partir d’un drone — rappel (peut-être involontaire) du rôle de machines à tuer que ces engins jouent actuellement à Gaza. La perspective sur la région est écrasante. C’est celle, en surplomb, du voyeur que décrivait Michel de Certeau dans L’invention du quotidien, lorsqu’il affirmait déjà de la fiction du savoir qu’elle était incarnée dans un fantasme particulier, celui de n’être qu’un point voyant : « [l’]élévation [nous] transfigure en voyeur. [Nous] met à distance. Elle mue en un texte qu’on a devant soi, sous les yeux, le monde qui ensorcelait et dont on était “possédé”. Elle permet de le lire, d’être un œil solaire, un regard de dieu. [Elle est l’e]xaltation d’une pulsion scopique et gnostique. »
À ce plan qui témoigne du contrôle s’exerçant sur la région va cependant répondre l’avant-dernière séquence du film : la caméra nous y promène parmi les herbes hautes, la nuit, dans le brouhaha des grenouilles et des grillons. Son mouvement, au ras du sol, est rapide et affuté. C’est celui d’un regard vivant, dont le mouvement est sinueux, et qui s’oppose à la vision fixe du début. On croit alors adopter la position d’une bête traquée. Et peut-être n’est-ce pas faux, mais on peut en douter lorsqu’apparaît la scène suivante, où Manna filme un ciel matinal bleu, rempli d’une nuée d’oiseaux. Cette contreplongée radicale n’est pas tant un message d’espoir qu’une promesse : de même que nous continuons d’arpenter le champ contre l’avis de l’état israélien, nous continuerons de montrer le contrechamp de sa propagande.
Ce que montre avec insistance Foragers — tout comme la triade de courts métrages servant à l’introduire — est que la colonialité impose résolument une organisation de l’espace, mais aussi du regard — notamment, de celui qu’on pose sur le territoire. Or, si l’expansion coloniale est inversement proportionnelle au rétrécissement de la perspective, le cinéma a parfois le pouvoir de lui rendre une part de sa plasticité. C’est d’ailleurs ce que l’on peut déduire de la remarque de Zahia El-Masri, l’une des trois intervenantes du panel s’étant tenu à la fin de la séance : le film de Manna « nous permet de regarder le colonialisme à travers une autre lentille ». « Pour créer la terre d’Israël, on a détruit le terrain palestinien ; pour produire un pays, on a effacé un paysage », ajoute-t-elle un peu plus tard. Le cinéma de Manna nous ramène au terrain et au paysage, en nous le faisant parcourir à hauteur d’akkoub.
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