Après une panoplie de longs métrages animés qui ont fait le bonheur des petits et des grands pendant des décennies, dont deux qui ont infiltré les moindres recoins de la culture populaire francophone, la saga des joyeux Gaulois est passée de l’animation au cinéma en priseérs de vue réelles avec Astérix et Obélix contre César en 1999. Malgré un grand succès commercial avec deux énormes stars du cinéma français de l’époque, Christian Clavier en Astérix et Gérard Depardieu en Obélix, le film de Claude Zidi n’a pourtant pas semblé marquer les esprits autant que Astérix et Cléopâtre (1968) et Les douze travaux d’Astérix (1976) animés.
À raison, je mets au défi quiconque a grandi au Québec avec Ciné-Cadeau sur les ondes de Télé-Québec [1] de ne pas être instantanément en mesure de chanter les premières mesures des chansons associées au bain de Cléopâtre, à l’appétit insatiable d’Obélix ou à la fabrication d’un gâteau empoisonné par le vil Amonbofis, ou encore de ne pas reconnaître séance tenante toute référence à la maison des fous et son laissez-passer A38, à l’étonnamment vigoureux Vénérable du Sommet avec sa lessive des dieux ou à l’insoutenable regard d’Idris, le mage venu d’Égypte aux yeux qui s’allument comme des lampions. Bref, pour atteindre un tel niveau de culte, les adaptations en prises de vue réelles avaient encore du chemin à faire…
Arrive alors Alain Chabat, humoriste et vedette du petit écran grâce à la troupe comique Les Nuls sur Canal+, qui s’était également bâti une belle réputation au cinéma dans les années 1990 grâce à des comédies ultra-populaires comme Gazon Maudit de Josiane Balasko (1995). L’idée — saugrenue — de Chabat ? Adapter Astérix et Cléopâtre. Comment pouvait-il même imaginer parvenir à atteindre un iota du succès du cultissime film d’animation qui l’avait précédé ? Pour arriver à ses fins, Chabat avait deux armes redoutables dans son arsenal : la sculpturale, et exquise, Monica Bellucci, qu’on pourrait dire née pour incarner la reine d’Égypte, et surtout Jamel Debbouze, lui aussi humoriste et révélation de Canal+, qui prend son Numérobis à bras le corps pour en faire un personnage tellement consumé par la performance prodigieuse et inattendue de son interprète qu’il en fait oublier les incarnations précédentes du personnage. Résultat ? Qualifié de production pharaonique, Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre sort en salle en 2002 et obtient un succès digne des maîtres de l’Égypte ancienne. Quatorze millions d’entrées en France seulement ! Un nouveau culte était né, à la hauteur des deux versions originales dessinées.
Aujourd’hui, après une méticuleuse restauration 4K, voilà que Mission Cléopâtre revient sur nos écrans 21 ans plus tard pour tester les eaux du temps qui passe et voir s’il a su résister aux bouleversements qui ébranlent la culture depuis deux décennies. Si la présence de deux acteurs jugés hautement problématiques de nos jours (Depardieu et Dieudonné) égratigne la production aux yeux des publics actuels et si le grand nombre de personnages égyptiens tenus par des Franco-Français·e·s pure laine peut paraître désuet comme pratique de casting aux yeux de certain·e·s, le film en soi n’a pas pris une seule ride.
Bien qu’elle soit archi connue des générations qui constituent la base de son auditoire, l’intrigue complètement loufoque de Mission Cléopâtre reste aussi irrésistible en 2023 qu’en 1968 à la sortie du dessin animé ou en 1965, à la publication de l’album original. Pour rappel, l’architecte égyptien Numérobis est chargé par Cléopâtre de la construction — en trois mois seulement — d’un palais somptueux destiné à éclipser tous les palais romains, en guise de réponse à un pari avec César qui raillait la magnificence du peuple égyptien. Contemplant l’impossibilité de la tâche, Numérobis se souvient de l’existence d’un certain peuple gaulois qui connaît le secret d’une potion magique procurant une force surhumaine. Et c’est ainsi que nos héros Astérix, Obélix et le druide Panoramix (sans oublier le petit chien Idéfix) se trouvent enrôlés pour aider Numérobis à remporter le pari. S’il colle à l’intrigue originale à la lettre, Alain Chabat étreint aussi à pleins bras l’un des traits qui ont contribué à faire la renommée de la bande dessinée : la multiplication des couches de références satiriques à l’actualité et à la culture populaire (ou à la culture en général), rafraîchissant par la même occasion la facture du récit bien-aimé en y apportant son propre grain de sel actualisé.
:: Monica Bellucci (Cléopâtre) [Canal+ / Chez Wam / et al.]
Ces références sont parsemées à la grandeur du scénario, des allusions aux communications sans-fil modernes (le personnage d’Itinéris, dont le nom réfère à un service français de téléphonie mobile de l’époque) aux clins d’œil à Jurassic Park (1993) (l’agneau descendu par treuil dans la fosse aux crocodiles) ou à la saga Star Wars (le casque de l’officier romain Caius Céplus) en passant par la musique populaire (Claude François, ZZ Top ou Joe Dassin). Mais Chabat sait aussi rendre hommage aux classiques, qu’ils soient cinématographiques (péplums à la Cecil B. DeMille), picturaux (Le radeau de La Méduse), dramaturgiques (Cyrano et sa tirade du nez) ou, bien évidemment, gossiniens ou uderziens (les effets de la potion sont rendus de façon parfaitement bédéesque, de son ingestion explosive à la manipulation sans effort des énormes blocs de calcaire pour la construction du palais). Comme les créateurs d’Astérix qui s’amusaient à parsemer leurs albums de caméos de personnalités connues, Chabat ne se retient pas plus de saupoudrer son film d’apparitions surprises, de Claude Berri à Mathieu Kassovitz. Fidèle à l’esprit des bédéistes, Chabat sait brillamment offrir de nombreux degrés de lecture aux publics avertis du film. Et, comme dans le dessin animé original, les nouvelles répliques cultes abondent.
Les interprètes sont tous·tes formidables, de Christian Clavier qui reprend avec brio le rôle d’Astérix au génial Gérard Darmon qui crée un perfide Amonbofis fourbe à la perfection, en passant par Claude Rich avec son respectable Panoramix, Edouard Baer avec son intarissable Otis et Chabat lui-même en César au-dessus de tout, mais le film appartient indéniablement à Monica Bellucci et Jamel Debbouze. Bellucci, surtout connue jusque-là pour des petits rôles plutôt unidimensionnels qui misaient essentiellement sur son physique avantageux, trouve dans Mission Cléopâtre un rôle en or qui lui permet non seulement de tirer parti avec justesse dudit physique, mais par-dessus tout d’en user et d’en rire avec un panache comique et un sens de l’autorité insoupçonné. En brisant le moule de la belle potiche inviolable, l’actrice, d’une certaine façon, lui doit certainement la carrière intéressante et diversifiée qu’elle a connue par la suite.
Quant à Debbouze, dont la présence désarmante avait été remarquée l’année précédente dans Le fabuleux destin d’Amélie Poulain (Jean-Pierre Jeunet, 2001), il vole la vedette de la première à la dernière minute. Nerveux et insaisissable, son Numérobis domine l’écran par sa volubilité complètement invraisemblable. Sa façon de faire débouler les mots dans une sorte d’hésitation bégayante fluide et de déformer systématiquement les noms des autres personnages suscite des fous rires absolument incontrôlables. Son manque flagrant de talent architectural et son extraordinaire capacité à dire des évidences sont tout aussi hilarants. Entre « Qu'est-ce que c’est que ce pays ? C'est pas possible. Il fait au moins... -8000 ! » vers le début du film et « Cours, Astérixsme, cours ! » dans le dernier tiers, on peut dire qu’il est difficile de reprendre son souffle tant Debbouze cumule les répliques cultes et les réactions confondantes. Mais le génie de cette performance comique tient aussi au fait que Debbouze arrive à donner de l’étoffe à son Numérobis, un personnage strictement — et littéralement — bidimensionnel à l’origine, faut-il le rappeler. Comme il avait su éviter le pathétisme et le sentimentalisme avec son naïf et innocent Lucien dans Amélie Poulain pour créer un personnage touchant sans être pitoyable, il façonne un Numérobis attachant dans sa vulnérabilité parce que sa bravoure, sa débrouillardise et son ingéniosité sont tout aussi manifestes que ses défauts.
Sans révolutionner le pastiche de ce type sur le plan cinématographique, Mission Cléopâtre remporte son pari haut la main parce que le film est bâti sur un scénario en béton qu’Alain Chabat sait manier avec brio, créant une cadence parfaitement adaptée au rythme et au ton de la parodie et laissant respirer le tempo entre monologues et dialogues aux mains de ses interprètes géniaux. Et en 2002 comme aujourd’hui, c’est au fond la prestation de haute voltige de Jamel Debbouze qui porte tout le film.
[1] Mais aussi pratiquement quiconque dans le reste de la francophonie tant le film est devenu un incontournable de Noël sur tous les téléviseurs de la planète. Même le site officiel d’Astérix parle de cette notoriété exponentielle : https://asterix.com/asterix-au-cinema/les-dessins-animes/asterix-et-cleopatre/.
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