C’est avec une certaine amertume que l’on termine le visionnage de ce trente-cinquième long métrage du légendaire John Woo, qui nous livre pour l’occasion une mise en scène vigoureuse, mais sans âme… un peu à l’image de son protagoniste ouvrier, Brian Godlock (Joel Kinnaman). Asservi à un scénario platement explicatif, l’art du maître se perd ainsi dans une narration laborieuse qui vise toujours à démontrer l’évidence, particulièrement dans l’absence des enjeux éthiques, de l’élégance et de la répartie qu’impliquaient autrefois ses somptueux ballets martiaux. Même les personnages ressemblent tous à des engrenages implacables, dénués de la personnalité et du style dont débordaient autrefois ses vedettes (Chow Yun-Fat avec son cure-dent à la bouche, Tom Cruise avec ses cheveux longs ou John Travolta qui joue Nicolas Cage), de sorte qu’il ne reste plus grand-chose ici outre les signes extérieurs d’un cinéma qui n’est plus que la façade de lui-même : le mélo pour le mélo, la virtuosité pour la virtuosité et la violence pour la violence.
Ça débute avec l’énergie du désespoir, alors qu’un ballon rouge dérive dans le ciel et qu’un homme ensanglanté, affublé d’un chandail de Noël, prend en chasse deux véhicules remplis de Latinos armés jusqu’aux dents. La séquence est fantastique, pour peu qu’on accepte la grossièreté des symboles (le ballon rouge, qui représente l’innocence perdue, mais surtout les gangsters tatoués, emblèmes de la racaille dégénérée issue de l’imaginaire trumpiste). À la fin, le héros est laissé pour mort avec une balle dans la gorge, et il ne nous reste plus qu’à espérer sa vengeance triomphale. Et voilà : tout est déjà dit, il n’y a plus rien à ajouter. D’ailleurs, tout le film tourne autour de cette idée, selon laquelle il n’y rien d’autre à dire. L’impasse est même inscrite à même le corps du héros. La blessure qu’il subit lors de la séquence d’ouverture l’empêchera en effet de parler ; on le verra d’ailleurs essayer vainement de crier devant le miroir, et on comprendra qu’il ne peut plus s’exprimer que par la violence. Malheureusement, son mutisme entraîne toute l’œuvre avec lui, dans le spectacle d’une rage sourde qui doit toujours se suffire à elle-même, mais surtout dans le recours à une série d’enjeux narratifs et de personnages simplifiés à l’extrême, faute de pouvoir en traverser la façade coite.
Dès la sortie de l’hôpital, le film adopte une posture démonstrative éreintante, alors que le héros et sa conjointe (qui disparaîtra vite du scénario pour laisser toute la place à la colère meurtrière de son mari) conduisent à travers leur quartier paumé, qu’on visite comme un zoo. On voit les revendeurs de drogues à l’œuvre dans la cour d’école, on les verra plus tard se tirer dessus dans des scènes de guerre urbaine dantesques où les policiers font figures de spectateurs impuissants ; on voit les graffitis de gang omniprésents, symboles d’une mainmise tentaculaire sur le territoire ; on voit le héros retourner à la maison, dans la froide quiétude d’un domicile vide, puis on nous explique de moult façons comment son fils a été abattu par une balle perdue lors d’une fusillade entre deux groupes de gangsters. Une fois les deux clefs du scénario révélées (soit la présence gangréneuse de criminels psychopathes dans le quartier et la mort du fils aux mains de ceux-ci), le film se déploie comme un long montage d’entraînement qui mène mécaniquement le héros jusqu’à la confrontation finale, où, à l’instar du justicier solitaire du cinéma d’exploitation américain, il devra nettoyer les rues des petits voleurs responsables du calvaire de la populace.
Le problème ici, c’est que toute subtilité ou toute nuance psychologique est systématiquement évacuée au profit de la lisibilité des enjeux manichéens qui sous-tendent le récit. Tout potentiel d’humanisme s’évanouit ainsi dans la démonstration de la méchanceté monolithique d’antagonistes qui ne doivent toujours servir que de cibles à abattre. Même la scène où Playa, le chef des méchants, donne de l’argent aux enfants du quartier ne semble pas servir à l’humaniser tant les démonstrations subséquentes de sa mesquinerie sont incontestables — on le voit même injecter de l’héroïne dans le bras de sa copine toxicomane pour la raviver tout juste avant la confrontation finale. Or, c’est aussi dans l’absence de contrepoids moraux que le scénario dévie des motifs traditionnels du cinéma de John Woo. Après tout, Johnny Wong avait bien Mad Dog, même Castor Troy avait un frère, un fils, une copine et des amis. Il existait surtout dans le cinéma de Woo une camaraderie salutaire entre les protagonistes, qui permettait d’envisager leur quête sous un angle fraternel. À ce titre, il me semble que la scène au poste de police, où Godlock manque de justesse l’arrivée du détective Vassell, préférant alors glaner l’information nécessaire à sa quête sur les clichés anthropométriques qui tapissent les murs de son bureau, constitue véritablement une rencontre manquée. C’est l’embranchement où le scénario s’embourbe sciemment dans le cul-de-sac du vigilantisme triomphant, isolé de tout contre-discours, assimilant l’idée de vengeance personnelle à celle de justice sociale. L’individualisme prévalent évacue alors toute idée de coopération, de sorte que la collaboration inattendue et mutique entre Godlock et Vassell lors de la fusillade finale nous apparaît elle aussi comme une occasion manquée de développer un lien humain entre les personnages, seul capable de transcender la mécanique implacable des armes dont ils deviennent les instruments.
Le fait de focaliser exclusivement sur le personnage central affecte aussi la mise en scène, qui privilégie les plans-séquence visant à illustrer son parcours individuel, au détriment du montage qui constituait historiquement l’une des pierres d’assise discursives du cinéma de John Woo — le plan-séquence de Hard Boiled (1992) constitue une exception notoire, mais on est loin ici du déploiement gracieux de trois personnages aussi habités... En effet, même si les jeux de caméra démontrent ici une certaine virtuosité technique, force est de constater qu’elles privent le réalisateur du pouvoir de distension temporelle, mais aussi de juxtaposition rhythmique qui lui permettaient autrefois de mettre en scène des surhommes et des dieux. On note en outre que le symbolisme lourdaud associé à ces séquences semble désespérément vain dans l’absence de la dimension émotionnelle qui complexifiait autrefois chez lui le spectacle de la violence. La montée finale dans le hangar qui abrite les méchants, par exemple, vise moins à démontrer la virtuosité, l’élégance ou la passion du héros, qu’à rendre compte de sa souffrance messianique, issue d’une colère revancharde monocorde qui le transforme en zélote décérébré de la justice biblique. L’apparition maladroite qu’effectuent alors les antagonistes, qui apparaissent dans le cadre comme les goons des jeux de combat à défilement automatique, prive en outre leurs mouvements d’une certaine beauté chorégraphique, appuyant encore l’idée qu’ils ne constituent que des corps sacrificiels sans âme. Même le potentiel eisensteinien du montage semble dilué ici au profit de ses fonctions plus prosaïques d’organisation spatiale. On a bien droit à un raccord symbolique mémorable entre une larme et une douille de balle, mais il est triste de constater que ce raccord, qui aurait pu remplacer 45 minutes de laborieuse mise en contexte, ne semble constituer ici qu’un effet de style…
* Merci à Sylvain Lavallée pour sa collaboration inestimable dans la réflexion entourant le film.
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