DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Anatomie d'une chute (2023)
Justine Triet

Le tout et le rien

Par Mathieu Li-Goyette

Il y a la chute de papa. Tombé de la fenêtre — ou était-ce du balcon ? — donnant sur les combles de ce chalet en rénovation pas très loin de Grenoble, il termine mort dans la neige ensanglantée par sa tête ouverte. Il y a la chute de maman. L’autrice, alors interviewée par une étudiante en littérature, est une femme au talent dévorant qui doit défendre l’innocence de n’avoir pas tué son mari — ou l’a-t-elle tué ? — et le faire au prix de sa réputation, de sa dignité, de sa vie privée et de ce qui lui reste de foyer. Il y a aussi la chute du garçon. L’enfant, malvoyant à la suite d’un accident subi à un jeune âge à cause d’une gaffe traumatique du père, apprend à discerner la vraie nature asymétrique, troublante, excessive, de la relation qu’entretenaient ses parents — mais que découvre-t-il qu’il ne savait pas déjà ?

Anatomie d’une chute, grande Palme d’or remportée par Justine Triet qui co-scénarise avec son complice et partenaire Arthur Harari, est moins un film sur la vérité que sur le système judiciaire et préjudiciable qui se déploie autour d’un individu — a fortiori une femme — afin d’éplucher les possibles, de retourner d’une part l’ensemble de la vie intime pour en trier les attentes et les intentions, et d’autre part sa vie littéraire, ses romans de meurtres inventés. Tout sera exposé au nom du procès: ses disputes avec son mari (elle lui balance la charge mentale du foyer), la jalousie littéraire de ce dernier (il a toujours rêvé d’être écrivain), sa bisexualité (elle a eu déjà deux aventures avec une femme à l’époque de l’accident), leur vie en chambre à part (sauf le matin quand ils se retrouvaient pour planifier leurs journées), tout, tout ce qui fait d’un couple cet échange de dits et de non-dits conjugalement politisés sera bon pour alimenter le doute que souhaite livrer l’avocat général, lui qui est responsable d’encadrer les faits afin d’élucider ce qui, sous le sens commun, ne peut être qu’un meurtre. Sandra (Sandra Hüller) était seule à la maison avec Samuel (Samuel Theis), pendant que leur fils Daniel (Milo Machado Graner) promenait son chien-guide Snoop. Comment, alors que Sandra a bien dit que Samuel était précautionneux lorsqu’il réalisait des travaux manuels, aurait-il pu chuter par inadvertance ? Comment Samuel, toujours pesé par la culpabilité de la quasi-cécité de son enfant, et qui l’aimait au point de sacrifier sa carrière pour lui faire l’école à la maison, aurait-il pu s’enlever la vie et l’abandonner à sa mère trop occupée ? Et comment cette écrivaine, qui a imaginé moult meurtres conjugaux, pourrait ne pas être à tout le moins soupçonnée au nom des préfigurations de son œuvre littéraire ? Tout sera cause du doute et de l’accusation, tout fera en sorte que Sandra, qu’elle l’ait tué ou pas, soit érigée en coupable en face des médias et du jury: peut-être l’a-t-elle tué parce qu’elle n’en pouvait plus de sa jalousie, ou peut-être l’a-t-elle poussé au suicide en lui imposant une relation castratrice ; si elle n’est pas coupable judiciairement, elle devrait au moins l’être moralement, l’anatomie de la chute devant devenir une anatomie du couple afin d’aboutir à l’anatomie d’un meurtre.

Le film de Triet partage avec L’Anatomie d’un meurtre d’Otto Preminger (1959) plus qu’un clin d’œil procédurier. Dans les deux cas il s’agit de brosser le portrait d’une affaire apparemment insolvable avec les éléments de preuve présentés au procès et d’observer le cirque judiciaire à travers les témoignages cumulés et les contre-interrogatoires surprenants, les deux films se déroulant dans les entrefilets de leur prémisse morbide: quelqu’un a été tué, quelqu’un est tombé. Le schéma est rashômonesque en ce que l’issue est connue sans jamais que les raisons de la mort n’aient été clairement, définitivement statuées. Toute l’écriture qui suit procède alors d’une sorte de cheminement processuel et subjectivant. Qui a vu quoi ? Comment l’ont-ielles interprété ? Comment le recevons-nous ? À partir de quels a priori, quels préjugés ? Preminger misait sur les mœurs misogynes, la longueur de la jupe de la femme agressée, son historique marital et son excommunication afin de bousculer le jugement du jury et du public: « Voyez comme elle est de petite vertu, ça veut bien dire qu’il y a anguille sous roche. » Triet y va d’une approche plus insidieuse car contemporaine, cernée par les horizons professionnels, la dissolution de la sphère privée auparavant matériau d’inspiration pour l’écrivaine qui en perd cette fois le contrôle, éclatée contre la barrière de la langue (Sandra est une Allemande en France qui parle l’anglais avec son mari), puis ramenée à la convoitise à l’intérieur d’un couple qui ne sait plus vraiment être un couple, tous des axes qui étirent la situation en direction de différents points de fracture qui mènent tour à tour vers le meurtre ou le suicide, voire l’accident. Cette fragmentation des raisons a un double effet redoutable, à la fois paranoïaque (tellement de raisons douloureuses pour qu’elle le tue ou qu’il se tue) et normalisant (n’importe quel couple finit par avoir sa constellation de problèmes importants ou pas), mettant en garde tout en la baissant. L’anatomie d’une chute est après tout plus douce que celle d’un meurtre, au moins parce qu’il s’agit aussi d’une chute conjugale et familiale, dont on finit par bien mieux connaître les motifs que ceux de sa triste conclusion.


:: Sandra Hüller (Sandra Voyter) [Les Films Pelléas / Les Films de Pierre / et al.]


:: Milo Machado Graner (Daniel) [Les Films Pelléas / Les Films de Pierre / et al.]

L’idée fondamentale à cette anatomie est plutôt qu’elle repose sur une preuve qui manque. Déjà le générique d’ouverture qui collectionne les vieilles images vidéo, puis la présence constante des photos jaunies qui archivent le passé du couple viennent alimenter ensemble une impression d’archéologie affective intimement liée à un rapport général d’insuffisance de l’image, une sensibilité commune pour le vrai qui est tout à coup mis en doute car aucune preuve n’existe capable de tout recouvrir. Il y a tout ce que la vieille image dit du bonheur et rien de ce qu’elle dit du malheur, cultivant un scepticisme généralisé qui nous met à la merci de la cinéaste. Car le grand coup de Triet, c’est assurément de savoir exactement combien de secondes il faut à un plan qui tient déjà depuis longtemps pour le faire paraître suspect, tout en sachant exactement comment faire pour qu’un zoom souligne la sincérité autant qu’un désir de contrôle. Sa caméra interprète comme un appât, quand elle avance dans l’espace elle avance un doute dans une discussion, au point où regarder Sandra Hüller jouer si formidablement Sandra c’est la voir se livrer comme un grand texte que la mise en scène déchiffre et interprète pour qu’on en débatte avec elle. À cette performance s’ajoute évidemment celle du jeune Milo Machado Graner, surtout qu’il devient peu à peu le nouvel ancrage du récit, détournant le spectre de la famille passée vers celui d’un avenir maussade et froid. 

Le fait est que le jeune Daniel n’aime pas beaucoup cette mère qu’il lui reste, quoiqu’il arrive et quoiqu’elle y fasse, et qu’avec sa position périphérique (à l’intimité du couple autant qu’à la scène de crime), il apporte une synthèse éprouvée aux discours divergents de ses parents (le père « témoignant » de son point de vue grâce à des enregistrements quotidiens secrets, archivés et retrouvés — un fantôme comme chez Kurosawa). Or comme l’angle de l’enfant Daniel sur bon nombre de ces preuves est sonore, Anatomie d’une chute prend rapidement des dimensions formelles — A-t-il pu entendre ? Se disputaient-ielles si fort ? — qui participent encore plus à troubler l’interprétation de ses souvenirs, à souligner leur incertitude auquel aucun personnage n’échappe, chacun pouvant avoir menti ou même imaginé un passé qu’ielles auraient juré avoir déjà vu exister.

« I don't know what you heard about me », lançait 50 Cent pour ouvrir son « P.I.M.P ». C’est l’air patibulaire qui résonne aussi en haut dans les combles lorsque le mari tombe, la chanson ayant joué en boucle depuis qu’il avait décidé de la blaster à travers le chalet pour intimider cette étudiante de lettre venue interviewer Sandra sur sa carrière littéraire. C’est tout entendre et rien en même temps, les dominos de la machination ou la tragédie d’une famille échouée, le récit monté ou la banalité du réel. Anatomie d’une chute nous apprend à raconter son histoire pour qu’elle ait une emprise sur notre point de vue, renvoyant enfin à la profession d’écrivaine de Sandra. Or Triet semble pencher malgré tout du côté des interrogé∙e∙s, des fouillé∙e∙s, des examiné∙e∙s, en faisant fi du reste pour souligner leur condition d’épuisé∙e∙s, et éventuellement de vainqueur∙euse∙s dévidé∙e∙s. C’est d’ailleurs parce que le film se termine sur l’épuisement plutôt que sur les retrouvailles qu’on peut imaginer qu’il importe finalement bien peu de savoir si Sandra a tué Samuel ou non. « Quand on n’arrive pas à trouver comment une chose est arrivée, il faut alors se demander pourquoi elle est arrivée », finit par trancher le fils dans son plaidoyer final. Or ce faisant, Triet transforme un film procédural en film sur la pudeur et le préjugé, sur l’intimité et son interprétation, sur tout ce qui dépend de la dignité des images qui ne nous concernent pas.

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Critique publiée le 14 novembre 2023.