L’épouvante, pari trop risqué au Québec? Voilà un constat que les rarissimes essais du genre produits ici laissent encore perdurer. Même avec l’arrivée imminente d'une nouvelle décennie, le « film d’horreur québécois » peut toujours compter ses ébauches sur les doigts d’une seule main. Que motive donc - ou plutôt qu’est-ce qui entrave - cette production bien timide? On pourrait tout de suite adhérer au raisonnement voulant que les peurs fondamentales de l’homme transcendent toute nationalité, et du coup expliquer le rassasiement du public québécois avec les réalisations américaines. Mais comme le Québec porte évidemment un intérêt perpétuel envers ses propres comédies, ses propres films d’époque, ses propres thrillers - un besoin d’identification bien plus que théorétique envers les êtres à l’écran, quoi -, pourquoi ne désirerait-il pas autant vivre une frousse à travers des personnages bien issus de sa culture? Justifier le peu de films destinés à effrayer une audience conçus dans notre province est chose ambiguë. Il semblerait que la dernière vraie frousse que notre cinéma national ait connue (soit la discutable ballade à Saint-Martyrs-des-Damnés de Robin Aubert) remonte à 2005. Avant cela, Éric Tessier avait montré autant d’ambition que de maladresses en s’attaquant au Sur le seuil de Patrick Sénécal à l’automne 2003. Le revoilà dans la chaise du réalisateur pour une seconde oeuvre tirée d’un ouvrage de l’auteur de fiction horrifique drummondvillois, 5150, rue des Ormes. Coscénarisé avec Sénécal lui-même comme l’était Sur le seuil, ce drame d’horreur au penchant claustrophobe laisse entrevoir une approche décidément plus concise et maîtrisée envers des thèmes propres à son écrivain - une maturation évidente du tandem depuis leur collaboration antérieure. Les décisions scénaristiques judicieuses, cependant, ne parviennent pas à prévenir le produit fini de livrer un témoignage additionnel sur les gaucheries de la terreur « made in Québec », lui restreignant un envol véritable.
En effet, les mécanismes devant déstabiliser le spectateur de 5150, rue des Ormes sont amorcés - et très visiblement - à peine quelques minutes après que les pions aient été placés sur l’échiquier : Yannick Bérubé (Marc-André Grondin), début vingtaine, vient tout juste de se faire accepter en cinéma à l’université. Suivant son déménagement, une douloureuse chute en vélo dans un quartier banlieusard entraînera une suite d’évènements sinistres - d’abord, la rencontre d’un chauffeur de taxi (Normand D’Amour, puissant) qui acceptera de lui prêter main forte, puis ensuite la découverte d’un homme torturé et hurlant à l’aide dans une toute petite pièce de la demeure du conducteur. Confus et pris de panique, Yannick tentera de le secourir, mais sa témérité le mènera à être séquestré dans ladite pièce une fois la victime achevée. Yannick sera gardé captif par le prénommé Jacques Beaulieu pour avoir été témoin de l’acte brutal. Mais à plusieurs reprises, lui et sa famille se montreront étonnamment hospitaliers envers leur nouveau prisonnier, particulièrement son épouse, Maude (ébranlante Sonia Vachon). Leurs filles, elles, sont de loin les plus énigmatiques du quatuor : il y a d’abord Michèle (Mylène St-Sauveur, convenable), une adolescente de nature insolente capable de pulsions violentes à tout moment, et Anne (Élodie Larivière), fillette de sept ans au regard vide, mais au comportement plus qu’inquiétant. Après maintes tentatives d’évasion échouées, l’abattement de Yannick le poussera à pénétrer peu à peu dans le quotidien des Beaulieu malgré sa connaissance de leurs activités macabres, bien que son impression de psychopathes de ceux-ci reste inchangée. Au fil des jours, des semaines, la morale relative au bien et au mal dans les assassinats perpétrés par le patriarche (en parallèle avec sa passion pour les échecs) sera méticuleusement dévoilée à Yannick - vision du monde qui contribuera, entre autres, à sa chute prolongée vers la folie. Disons que nous n’avons pas exactement affaire au film familial de l’année…
Le premier acte de cette descente aux enfers s’avère de loin le plus déficient, et malgré le rehaussement général de l’entreprise en cours de route, les faiblesses de cette mise en situation au mieux approximative nuisent considérablement à la suite des hostilités. À commencer par le climat de tension d’abord hésitant, dont les secousses et les relâchements successifs n’effacent pas un certain sentiment d’exposé, autant dans les traits élargis des personnages que dans le mystère entourant leurs motivations. Aussi peu probants sont les signes d’une relation trouble entre Yannick et son propre père (Normand Chouinard), somme toute écartée de la trame narrative, mais dont l’influence se fait ressentir dans certains épisodes où le jeune homme est malmené par son bourreau. Il ne se dégage rien de très pertinent de ce rapprochement on ne peut plus appuyé, mis à part une leçon précipitée sur les dangers d’une analogie à moitié traduite de la page à l’écran. Le pari d’une telle transposition est d’autant plus risqué lorsque l’on considère l’éventail d’images lugubres et tordues à rendre sur pellicule, mais l’évocation de celles-ci (sauf peut-être dans quelques cas plus tape-à-l’oeil, comme ces confrontations d’échecs situées dans un non-espace temps blanc peu persuasif) demeure toujours dans les limites du tolérable. C’est lorsque Tessier met la pédale douce sur les artifices « trash » et ne scande pas chaque instant potentiellement dérangeant que les âmes au centre de la spirale infernale qu’est 5150, rue des Ormes donnent le plus froid dans le dos ; le réalisateur vient alors quérir une zone d’inconfort éthique que des oeuvres de la même branche tentent trop souvent d’éviter. Alors que l’état psychologique de notre protagoniste se détériore, son objectif de liberté s’atténue pour laisser place à une quête d’opposition à la croisade évangélique sanglante de Jacques Beaulieu. Ce changement d’enjeu subtil, mis en relief par un point tournant perturbant du récit faisant appel au meilleur de sa très bonne distribution, élève du coup l’ensemble au-delà du niveau du simple « thriller de captivité » auquel il semblait consentir. Et si le côté sombre n’était pas tout à fait dans le tort? Et même si c’était le cas, à quel nom est-ce qu’un « juste » peut contester ses plans? Et qu’est-ce qu’un « juste », en fin de compte?
Le mal-être des Beaulieu, de sa mère soumise, mais toujours en attente de délivrance, de son adolescente désirant cultiver cette fougue exubérante sans nécessairement suivre le chemin du chef de file jusqu’au père conscient du fait que personne d’autre ne pourra véritablement lui succéder comme inquisiteur des lois du seigneur, pointe vers un tableau empli de souffrance humaine que tous les traumatismes stylisés du film réunis peuvent à peine accoter. Ce n’est que de façon intermittente que Tessier et Sénécal parviennent à effleurer la complexité d’un cercle familial fanatique et des questionnements qu’un observateur hypothétique pourrait développer à leur égard. C’est peut-être pour cette raison que la minceur du rôle vigoureusement campé par Grondin est admissible, d’une certaine façon - ne permet-il pas un témoin plus facile d’accès pour l’auditoire? Quand les concepteurs de 5150, rue des Ormes atteignent leur cible, le résultat s’avère sans conteste porteur des séquences d’horreur les plus réalistes et foudroyantes que le cinéma québécois ait connu. Quand ceux-ci la ratent, en employant, par exemple, de copieuses invraisemblances pour faire progresser leur récit ou encore en flattant les instincts les plus primaires de l’auditeur, ils penchent encore en faveur de la généralité soutenant que l’épouvante n’a pas tout à fait trouvé sa place dans la belle province.
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