«
Le film, ici, n'est pas considéré d'un point de vue sémiologique. Il ne s'agit pas non plus d'esthétique ou d'histoire du cinéma. […]
Il ne vaut pas seulement par ce dont il témoigne, mais par l'approche socio-historique qu'il autorise. » - Marc Ferro (
Cinéma et Histoire, p.41)
D'une exécution maîtrisée, chargée de performances justes, d'un scénario bien cadencé à tempo uniforme plutôt qu'à la succession de variations propres au récit hollywoodien,
United 93 n'avait rien pour marquer son temps sinon son histoire et cette « approche socio-historique qu'il autorise ». Sans vouloir revenir sur le classique de Ferro, il ne faut pas être bien loin du temps de la production d'un film pour retracer facilement sa charpente sociologique. Comme on parlait de cinéma antisémite au lendemain de la guerre, comme on parlait déjà de morale de la représentation à la sortie de
Nuit et brouillard, le cinéma a pour bonne qualité de mettre le mythe et ses résidus en boîte plus rapidement que la conscience populaire - lorsqu’il ne la crée pas de toutes pièces - tout en marquant un moment où il sera possible de discuter de son « objet » avec le recul nécessaire. C'est que
United 93, mieux que toutes les autres des dernières années, est l’oeuvre la plus intéressante sur ce matin du 11 septembre 2001. En filmant le seul angle que nous ne pouvions voir aux bulletins d'information, Paul Greengrass met en image les seules parcelles du complot qui n'en avaient pas : la préparation des terroristes dans leurs chambres d'hôtel, le détail de la prise d'otages à bord de l'avion, la révolte des passagers et la solidité d'un groupe créé de toutes pièces pour lutter en « l'honneur de la liberté » dans les moments les plus difficiles. En fait, dans
United 93, il y a aussi «
united », unis.
« Unis » comme les États-Unis, les quarante civils du vol 93 se fondent dans le quotidien américain des dernières années. La naissance des milices, le débat sur les armes à feu refaisant surface en dépit des efforts à la suite de la tragédie de Columbine, l'installation confortable au pouvoir de la droite républicaine,
United 93 rassure tout comme il sème le doute. En stipulant que l'Amérique est prête à faire des sacrifices humains pour éviter le pire, on y maintient aussi que le pays est entraîné dans une guerre n'ayant plus de frontières, même pas celles de la United Airlines. De ce doute mêlé au médium « optimiste » du cinéma, un instant improbable et complètement miraculeux s'empare du film quelques minutes avant sa finale sans pitié.
Le groupe se prépare et s'arme d'ustensiles et d'un extincteur. Les terroristes affichent un air paniqué, Washington D.C. est toujours loin et le vent semble tourner. Complaît dans son idéal de peuple invincible face à l'adversité de l'impossible, le pathos du spectateur chavire doucement du mélodrame historique au suspense. Greengrass fait preuve d'une telle acuité visuelle que chaque coupe de sa dernière séquence interrompt un flux dramatique de plus en plus haletant. Plan sur les passagers. Plan sur les terroristes. Plan sur les passagers. L'avion fonce toujours, les fondements du montage sont mis à rude épreuve alors que le récit précède l'Histoire connue; nous savons la victoire impossible, car les quarante civils ont bel et bien perdu la vie en tentant de reprendre l'avion à leurs ravisseurs.
Mais pourtant, l'alternance des plans fonctionne et, jusqu'au dernier instant, on peut sentir le souffle court du cinéaste exténué à nous faire espérer la possibilité d'une victoire jusqu'à à ce que sa caméra, autant à bout de souffle que ses opérateurs et son spectateur, détourne son attention de l'action, s'attarde sur ce sol tourbillonnant qui se rapproche rapidement, beaucoup trop rapidement. Après la coupe soudaine au noir, un long silence, puis un bien plus long générique en hommage aux victimes du 11 septembre 2001.
Sous ses particularités techniques,
United 93 fait donc preuve d'une immense propension à la manipulation du récit par l'histoire et de l'histoire par le récit. N'acceptant que des acteurs inconnus (ou presque) dans ses rangs, le cinéaste propose une vision visant le réalisme psychologique et documentaire plutôt que la dramatisation de l'événement. Filmant sans préférence les témoins muets comme les rôles parlants, Greengrass et le directeur de la photographie Barry Akroyd (le maître à penser de la mise en images du politique à l'écran : de Ken Loach à
The Hurt Locker, les grands films populaires et engagés des vingt dernières années lui ont passé entre les mains) usent de l'actualité comme raccourci narratif. Pas besoin de mettre en contexte ni de montrer en alternance ce que les médias nous ont déjà dévoilé, car ici, le film peut se suffire au long de ses quelques cent minutes à l'intérieur d'un seul et même enjeu. Tout le reste demeure obsolète et en basant le rythme accéléré de
United 93 sur ce bassin d'images flottant dans l'air du moment, on assiste à une économie de moyens (tant dans la production que dans l'écriture) habituellement impossible au cinéma américain commercial - puisque le film de Greengrass demeure, par son sujet et la volonté évidente d'un choc plutôt que d'une exploration intelligible des faits, la suite logique de sa carrière axée sur une série de films sur les dangers du quotidien dans un XXIe siècle ultra-«
politisable » (et pas nécessairement politisé).
Là où il faudrait davantage s'enfoncer, c'est dans la portée étendue de
United 93 comme unique agent historique de l'incident du vol 93, celui qui, puisqu'aucune image, même le film n'en contient pas de trace, ne s'est « jamais » écrasé. Sans cliché de l'événement sinon un nuage de fumée capté dans une campagne verdoyante, l'image du vol 93 est absente du 11 septembre 2001. Dans les faits, ce n'est pas tant une question de pertes que de représentation populaire. L'effondrement des deux tours, la collision contre le Pentagone, voilà des images, des symboles et des amalgames gluants se collant à n'importe quelle surface (la télévision, le cinéma, la culture populaire) sans qu'un problème ne survienne. L'hommage coule de source et n'est interchangeable par aucune autre signification tellement son sens premier demeure encore aujourd'hui inaltérable. Le dévolu de Greengrass sur le plus petit des incidents du jour fatidique, c'est autant une preuve de sagesse par rapport à Oliver Stone et son
World Trade Center pompeux qu'un pas dans la seule et unique direction possible. Créant cette image avant tous les autres, il pouvait y insérer un sens dépassant l'hommage formel et transformer le 11 septembre 2001 en quelque chose de plus grand que le 11 septembre 2001. Allégorie du peuple américain, la horde de passagers unis possède une valeur extrinsèque au fait historique sur lequel elle est basée et s'en tire avec les honneurs d'un grand film, d'un film propre, sans souillure et sans le lourd fardeau d'une représentation ratée. Une chose rare, sinon essentielle dans la tempête d'images qui nous étourdit sans cesse.