J’aurais préféré ne pas avoir vu le film avant d’écrire ce texte, pour utiliser la méthode Oscar Peyroux : décrire l’affiche promotionnelle, méditer sur le titre, mentionner les acteur·rice·s et les artisan·e·s, et peut-être, pour finir, analyser la prosodie de leurs noms. Il s’agit de la meilleure manière de rester objectif — une fois que l’on a regardé un film, on ne peut que tomber dans la subjectivité et l’insignifiance d’une opinion personnelle.
Du moins, c’est ce que préconise Oscar, celui que l’on cherche, un critique émérite, en fin de carrière, président de l’association espagnole des critiques de cinéma. Le documentaire d’Octavio Guerra le suit de pays en pays, de festival en festival, où Oscar siège sur divers jurys, débat des œuvres avant de leur attribuer un prix. Il n’a pas toujours pris le temps de regarder les films qu’il récompense, mais qu’importe, quiconque a lu Pierre Bayard sait bien que nous pouvons parler des œuvres que nous n’avons jamais fréquentées. N’ayant d’ailleurs pas lu Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, je suis en parfaite position pour en parler, ou du moins pour en tirer une conclusion (qui n’est sans doute pas la sienne mais qu’importe) : ne pas lire, ne pas regarder, et pourtant en discuter, permet de mettre en évidence qu’il suffit de maîtriser le langage spécialisé d’une communauté donnée pour y participer de façon convaincante, même si en réalité, ou selon une définition plus traditionnelle de la vérité, nous ne disons strictement rien. Pour être un·e bon·ne critique de cinéma, nul besoin de voir des films, encore moins d’avoir une opinion sur ceux-ci : l’important est de savoir comment en parler.
Dans les meilleures scènes, nous trouvons Oscar attablé avec ses collègues, discutant d’un film, et rien dans ce qu’il dit ne trahit évidemment le fait qu’il ne l’a pas vu. Certes, il n’a pas d’argument particulièrement convaincant, il reste dans des termes très vagues, mais il peut minimalement participer à la conversation. L’auteurisme ici est l’outil parfait : il suffit, pour le critique, d’aborder Anne Fontaine à travers ce qu’il en connait pour attribuer un prix en festival à sa dernière offrande, Les innocentes (2016), et ensuite, rendu sur le podium, pas besoin de plus que quelques phrases passe-partout sur un cinéma de femmes fait par des femmes pour convaincre le public de la légitimité de cet honneur. Invité à des festivals durant lesquels il préfère la plage à la salle obscure, Oscar reçoit ainsi les plus hautes formes de reconnaissance pour donner son opinion sur des films qu’il n’a pas vus.
On peut s’en indigner, penser qu’un tel personnage, profitant des rouages du système, mérite le mépris, mais on peut aussi trouver dans sa posture une forme de joyeuse anarchie potentiellement subversive. C’est-à-dire pas simplement la dénonciation d’une forme de paresse d’écriture ne concernant que les plus piètres critiques, celles et ceux qui utilisent des formules toutes faites, qui se contentent de feuilleter un dictionnaire des synonymes pour dénicher un nouveau qualificatif à apposer après « mise en scène » (j’en ai un, dictionnaire, regardez : inventive, vivace, étonnante, libre, enjouée, paresseuse, incohérente, précise, intelligente, molle, âpre, rigide, épurée, sensible, conventionnelle, maladroite, subtile, audacieuse, racoleuse, séduisante, éclatée…) Mais ce serait manquer de voir l’essentiel, l’idée que les institutions produisent des discours donnés, qui, une fois suffisamment bien établis, n’ont plus besoin de se référer à un objet extérieur pour être intelligibles — et vu la longévité du domaine de la critique, c’est peut-être la pire place à consulter pour attraper des nouvelles du cinéma. Non pas que tous les textes produits sont nécessairement insignifiants, mais il est très facile, depuis l’intérieur d’une institution donnée, de laisser celle-ci prendre la responsabilité de notre langage pour s’éviter le fardeau de devoir dire quelque chose. Pour poser le problème à partir de la plus vieille et encore la plus productive des traditions : à quel moment l’auteurisme cesse d’être une manière d’illuminer une œuvre pour devenir une tautologie qui se nourrit elle-même, à force de répéter les mêmes choses sur les mêmes cinéastes ? Rien de plus facile que se reposer sur ce que l’on connait déjà plutôt que d’essayer de se confronter à un nouvel objet, cela permet de se démontrer à soi-même la pertinence de notre expertise, même si la plupart du temps notre principale source d’aveuglement est ce que nous pensons savoir.
Loin d’être une aberration du système, Oscar en est donc le meilleur modèle, le produit parfait, voir l’idéal : voici ce qu’est la critique, nous dit-il, une série de formules, de conventions, d’habitudes et d’usages qui servent à parler de cinéma. Si cette institution s’est d’abord établie à partir des œuvres, pour tenter d’en rendre compte, cela n’est plus nécessaire en 2023, nous nous sommes enfin affranchi·e·s de la tyrannie de devoir regarder les films pour en parler. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Searching for Oscar ne risque guère d’intéresser qui que ce soit en dehors du milieu fermé de la critique de cinéma, et que le cinéaste n’essaie jamais de contextualiser, de présenter un peu les rouages de ce métier, pour donner quelques repères minimaux à un·e spectateur·rice qui aurait eu l’étourderie passagère d’éprouver de la curiosité envers le sujet. C’est à la fois la limite et la grande astuce du film, regarder de loin, avec une forme d’amusement attendri, une drôle de bébitte, une aberration qui ne peut se comprendre que si nous sommes déjà familier·ère·s avec la norme. Voilà tout un cadeau pour un·e critique comme moi : enfin un film qui nécessite réellement mon expertise, ma connaissance de l’institution qui est la mienne ! Pour une rare fois, ce savoir s’avère fort utile, indispensable, parce qu’il est bel et bien au cœur de l’œuvre, et je n’ai pas à le forcer de l’extérieur pour me prouver à moi-même (et à ma communauté) sa pertinence.
Pour être honnête, tout cela est une lecture fort généreuse : en réalité, Searching for Oscar dilue rapidement toute possibilité de regard politique en cultivant une ambiguïté de bon aloi. Pourquoi notre critique ne regarde-t-il pas de film, la réponse est peut-être plus tragique que réellement subversive, puisqu’Oscar perd la vue, découvrons-nous peu à peu, et donc son métier, sa passion, sa raison de vivre, à laquelle il se rattache comme il peut. La mise en scène insiste d’ailleurs sur la solitude, les chambres d’hôtel vides, elle emprunte les cadrages habituels pour signifier l’aliénation (des plans fixes, souvent lointains, avec le personnage égaré dans le décor, une surface plane), et joue sur un sentiment d’absurde et de décalage, rappelant par moments le cinéma de Roy Andersson. Cela est bien dommage, car non seulement nous retrouvons là une autre forme d’institutionnalisation, celle d’un cinéma d’auteur, qui possède dorénavant ses propres codes et conventions, parfaitement intégrés ici, mais en plus cela fait du personnage non un miroir satirique tendu à la critique, mais plutôt une projection d’un avenir pathétique, la conclusion inéluctable de toute vie passée dans des salles obscures, loin d’un monde qui, à l’orée de la mort, se trouve définitivement hors de portée. Ce qui n’est pas beaucoup plus réconfortant, cela dit.
J’en conclus qu’il aurait sans doute été préférable que je ne regarde pas Searching For Oscar : je ne peux qu’être déçu devant un film qui n’ose pas aller jusqu’au bout de sa proposition pour embrasser le potentiel critique qu’il porte en lui. Un film qui tombe exactement dans le piège qu’il faisait mine de dénoncer, c’est-à-dire qu’il utilise les conventions et les formules établies de sa propre institution (le cinéma d’auteur inc.), qui disent à l’avance ce qu’il nous faut comprendre de cet Oscar (sa solitude, son aliénation, etc.) Si les artistes (celles et ceux qui font preuve de génie) savent instinctivement qu’ils doivent se positionner par rapport aux traditions et aux formes existantes, qu’ils doivent réinventer le monde à chaque nouvelle œuvre, quitte à prendre les plus grands risques en détruisant tout ce que l’on pensait connaitre, je me demande si la critique sait, elle aussi, qu’il faut en faire autant à chaque texte pour arriver à être à la hauteur de l’art. C’est tout le problème : est-ce qu’un discours institutionnalisé peut arriver à dire autre chose que ce qu’il sait déjà ? Ou faut-il le réinventer, de l’intérieur, ou en le mettant à terre pour le rebâtir autrement ? Le cas d’Oscar nous donne une réponse limpide, même si le film de Guerra ne parvient pas à la saisir, dans un échec en lui-même on ne peut plus éloquent.
6 |
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |