Dans son premier long métrage, suivant une impressionnante production de courts expérimentaux longeant toujours les frontières entre fiction et documentaire, le réalisateur argentin Eduardo Williams signe avec The Human Surge une œuvre flâneuse et nonchalante de cinéma d’observation. Ce premier long métrage développe une structure d’observation contemplative à l’image de ses sujets, trois groupes de jeunes dispersés entre l’Argentine, le Mozambique et les Philippines, dont l’esprit musard travaille à les tendre entre un désir d’errance et l’obligation d’un retour au quotidien aliénant, à la vie « normale » dictée par le petit boulot et à l’isolement, le soir venu, dans des intérieurs éclairés par la lueur des écrans. Le film de Williams se conçoit initialement en tant que témoignage d’une recherche, celle d’une existence dont le rythme et la structure ne soit pas commandée par la promesse d’un maigre honoraire. Toutefois, c’est moins dans la rébellion active que dans l’attention à ce qui pourrait être nommé un « temps mort » du quotidien que s’affiche la possibilité d’une révolte, comme une tempête par l’inaction.
Il y a d’abord Exe, jeune argentin avec un emploi de manutention dans un énorme supermarché de Buenos Aires. Au matin, le quartier où réside Exe est inondé, et c’est dans l’eau jusqu’aux genoux qu’il se déplace vers le travail, le quotidien se présentant toujours plus solide que sa crise. Rapidement, le garçon est renvoyé, et ses journées se remplissent de balades, de rencontres familiales, de journées à la plage, puis d’après-midis passés dans un bunker à l’arrière de la maison d’un ami, où ils s’adonnent au camming. Dévêtus devant la caméra, le groupe de garçons, tour à tour amusé et réfractaire, joue ensemble face au regard deviné des internautes, témoignant d’un être-ensemble hétéro facilement pliable vis-à-vis la promesse d’une transformation des gestes érotiques en activités lucratives.
Outre son intérêt premier pour le travail, The Human Surge est aussi une exploration de la coexistence humaine avec la technologie, celle-ci présentée successivement comme une prothèse physique, un langage supplémentaire, ou simplement une babiole qu’on transporte par habitude. Lorsqu’Exe demande à une amie de lui emprunter son téléphone, elle opine et lui tend, tout en lui avouant que la machine ne fonctionne plus, étant tombée à l’eau durant les pluies diluviennes. L’écran prend la figure d’un accompagnateur, qu’il s’illumine ou non. C’est autant dans ses fonctions utilitaires que dans la complexité de ses usages que ces outils balisent le chemin de nos errances : on se déplace vers un autre coin du parc, pour capter les balbutiements d’un réseau internet ; on élève le bras en l’air en se contorsionnant pour faciliter l’envoi d’un message texte. La relation à la virtualité, davantage qu’une intégration du faux ou de l’immatériel et de son extension du monde physique, génère un florilège de gestes, un renouvellement chorégraphique des corps.
L’omniprésence des écrans instigue ainsi un nouveau mode de navigation de l’espace, en permettant un lien direct entre les lieux géographiquement distendus. C’est par celui-ci que The Human Surge peut plonger dans un second récit, au moment où Exe observe un second groupe de garçons répéter les gestes de la gêne érotique depuis le Mozambique. La caméra de Williams examine longuement l’écran de l’ordinateur, puis s’avance jusqu’à se téléporter de l’autre côté de ce quasi-miroir. Dans cette réflexion se joue un scénario similaire, dans lequel un second protagoniste prend la décision de fuir son emploi pour accompagner un ami dans une longue marche hors de la ville. Ce bond dans l’espace se présente comme l’un des moments absolument remarquables de la proposition esthétique de Williams, une séquence seulement égalée par une seconde transition, cette fois-ci entre le Mozambique et les Philippines, alors que les milliers de kilomètres qui séparent les deux territoires sont traversés par une caméra observant les déplacements souterrains d’une colonie fourmilière.
Chacun des trois segments possède sa propre facture visuelle. Si l’Argentine est tournée en 16 mm, la séquence au Mozambique est quant à elle le fruit d’un tournage numérique, par la suite diffusé sur écran et enregistré à nouveau sur 16 mm, résultant en des diffractions irisées, des éclats de couleur qui rappellent que malgré son esthétique documentaire, la réalité est toujours perçue au cinéma à travers une manipulation des appareils, et que le réel perçu s’avère partial et partiel. La troisième portion, quant à elle captée en format numérique, s’attarde aux épanchements forestiers d’un groupe de jeunes philippins, se baignant dans un marais avant de rejoindre leur emploi dans une usine où se fabriquent des tablettes tactiles, Williams développant encore une fois une attention aux geste humains à la source de l’ubiquité contemporaine de ces prothèses-écrans.
Me revenait en tête, au fil du récit, le terme de « réalisme capitaliste », tel que l’employait Mark Fisher pour révéler l’injonction contemporaine à un seul mode de réalité, poussant hors du cadre toute possibilité d’une existence hors capital. Ce concept, chez Fisher, décrivait « the widespread sense that not only is capitalism the only viable, political and economic system, but also that it is now impossible even to imagine a coherent alternative to it. » [1] Dans The Human Surge, Williams démontre peut-être qu’une autre réalité existe déjà, aussi fragile soit-elle, observant des états de résistance dans la flânerie ou la simple marche, comme tant de rythmes où les gestes du corps ne peuvent être transformés en une valeur marchande. La force de son film réside précisément dans son absence totale de complaisance envers ses personnages, contre-exemple d’une superficialité associée à une jeunesse hypervirtuelle. À la plage où errent Exe et ses amis, dans la broussaille aux limites de la ville vers laquelle marchent les personnages de la seconde partie, ou dans le lieu de baignade de la forêt philippine, la marche du temps pourrait s’interrompre, l’instant d’un repos semi-utopique. C’est dans ces espaces intemporels que des voix se déploient, que des paroles s’élèvent par un jeu d’associations libres à la forte charge poétique. Le corps devenu donnée ou statistique devient l’occasion d’un jeu lyrique. Un enfant partage : « Tu sais ce qu’on m’a dit aujourd’hui ? Il existe un homard dont le génome pèse 6,5 giga-octets. Le génome humain, quant à lui, en pèse seulement 3,2. » Et c’est aussi au cinéma que peut se reproduire ce moment de pause, à travers nos regards aux aguets et nos corps immobiles, devant la lenteur de ces images vagabondes.
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