Pris sur le vif
Par
Jean-François Vandeuren
La prémisse de Cloverfield (tout comme sa spectaculaire mise en marché, d’ailleurs) avait tout pour susciter de très fortes attentes autant au sein du public que de la critique. Filmé à hauteur d’homme à l’aide d’une « simple caméra amateur », ce spectacle de destruction massive se voulait évidemment un pari audacieux, mais tout de même assez risqué. Cela explique peut-être pourquoi les producteurs décidèrent de sortir le film au cours de la saison morte plutôt que de l’envoyer dans l’arène au beau milieu de la période estivale. Comme toute bonne catastrophe qui se respecte, c’est dans les rues de New York que se déroule se croisement pour le moins inusité entre Godzilla et The Blair Witch Project. Tout comme le film de Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, la dernière initiative du producteur J.J. Abrams simule le visionnement d’une cassette vidéo retrouvée par les autorités américaines dans les ruines de Central Park à la suite d’un incident majeur que ces derniers baptisèrent « Cloverfield ». Après quelques extraits de nature plus personnelle, l’enregistrement relatera la fête organisée en l’honneur de Rob Hawkins (Michael Stahl-David), un jeune homme d’affaire sur le point de déménager au pays du soleil levant. La soirée prendra toutefois une tournure inattendue lorsque diverses explosions se produiront un peu partout à travers la ville. Accompagné de trois amis, Rob tentera après coup de faire son chemin jusqu’à la femme qu’il aime pour la sortir du pétrin et l’amener en lieu sûr. Mais l’escapade ne se déroulera pas tout à fait comme prévu alors que la cause de tout ce brouhaha se révélera être une créature monstrueuse aux proportions démesurées.
La scénarisation de cette méga-production à la forme on ne peut plus inhabituelle fut confiée à Drew Goddard, un collaborateur de longue date d’Abrams qui avait participé par le passé à l’écriture de certains épisodes des séries Lost et Alias. À défaut d’offrir un contenu un peu plus substantiel, ce dernier élabora un récit d’une grande efficacité dramatique en tenant parfaitement compte des nombreuses contraintes techniques avec lesquelles il devait composer. À la manière du fameux Signs de M. Night Shyamalan, Cloverfield illustre une situation hors du commun telle que vécue par des gens ordinaires qui feront tout pour fuir la menace avec laquelle ils sont aux prises plutôt que de chercher à la confronter directement. Si le fil conducteur du présent effort demeure somme toute assez mince, il sert néanmoins avec aplomb le parcours des plus frénétiques que devront suivre les quatre principaux personnages du film, tous interprétés d’une manière étonnamment naturelle par une distribution judicieusement formée d’acteurs encore à leurs premiers balbutiements. Mais ce qui retient surtout l’attention dans ce cas-ci est évidemment le traitement de l’action, et plus particulièrement la façon dont Goddard et le réalisateur Matt Reeves réussirent à faire progresser leur intrigue en suivant deux approches foncièrement différentes – l’une devant nous amener au cœur du conflit et l’autre ayant pour but de nous en éloigner par tous les moyens possibles et inimaginables – sans que le rythme de l’ensemble n’en soit jamais affecté.
La mise en scène on ne peut plus turbulente de Matt Reeves rebutera évidemment tous ceux qui avaient été incapables de supporter la constante instabilité de l’image dans The Blair Witch Project. Mais même si elle ne filme souvent rien de précis, la caméra de ce dernier évoque néanmoins avec fougue le climat de terreur s’installant progressivement à l’intérieur de la cité. Si ces images floues et saccadés rappellent inévitablement des événements sur lesquels nos voisins du Sud n’ont toujours pas réussi à tourner la page, les deux cinéastes ne cherchent fort heureusement jamais à donner un quelconque sens politique à leurs élans, lequel aurait été définitivement de trop dans le cas présent. Le duo fera également preuve de retenue dans la façon dont il dévoilera les traits de sa créature en ne se permettant que quelques stratagèmes visuels particulièrement adroits pour étancher la soif d’un public auquel on demande de plus en plus rarement de faire preuve d’imagination dans une salle de cinéma. Si l’on accusa les cinéastes responsables de la plupart des films d’action hollywoodiens des dernières années de n’illustrer les hauts moments de tension de leur récit que par le biais d’une surdose de prises épileptiques assemblées d’une manière tout aussi nerveuse, l’emploi d’une facture visuelle aussi brouillonne et approximative se révèle ici des plus pertinents. Il faut dire que la réussite de Cloverfield réside presque entièrement dans la façon dont Reeves et son équipe parvinrent à orchestrer un spectacle de démolition aussi convaincant en déployant une horde d’effets visuels et sonores d’une qualité exceptionnelle à partir d’une mise en scène pourtant tout ce qu’il y a de plus rudimentaire.
En ne capitalisant que sur la dimension spectaculaire de leur récit, Goddard et Reeves ne cherchaient visiblement pas à alimenter la moindre forme de débat social, comme avaient pu le faire certains essais du genre dans les années soixante face à la montée du nucléaire ou même le plus récent The Host de Joon-ho Bong qui tenait pour sa part un savant discours à teneur écologique et antimilitaire. Malgré tout, nous devons bien reconnaître qu’en termes d’efficacité dramatique, Cloverfield remporte son pari haut la main. Certes, le film de Matt Reeves ne réinvente aucunement la roue, mais renouvelle tout de même de belle façon les concepts qu’il récupère de par leur simple association. Le réalisateur joua tout aussi habilement la carte de la suggestion en mettant beaucoup plus l’emphase sur la situation critique de ses protagonistes que sur la forme ou même l’origine de sa bestiole. À défaut d’être nécessairement profond, le traitement psychologique des différents personnages demeure suffisamment dépouillé pour que le destin de ces derniers finisse par nous tenir à coeur. À l’opposée totale de la facture minimaliste de Myrick et Sánchez, le dévoilement des quartiers en ruine de l’île de Manhattan tel que mis en scène par Matt Reeves ne peut néanmoins que glacer le sang. Jamais un film de monstre aussi chaotique n’aura paru si riche et viscéral sur le plan visuel. S’il ne s’élève jamais plus haut que son statue de simple divertissement, Cloverfield demeure un produit de haute qualité qui saura satisfaire au plus haut point le spectateur averti, et surtout bien conscient de la forme du spectacle avec laquelle il s’apprête à entrer en contact.
Critique publiée le 31 janvier 2008.