Nous sommes à Trois-Rivières, en décembre 1931. Dans sa maison cossue, l’impérieuse Rose Lemay (Hélène Florent) est à l’abri de l’hiver, de la tuberculose et de la crise économique. Un beau jour, le curé accompagné d’un notaire lui rend visite dans le but de l’informer des activités de son mari Paul-Émile (Martin Dubreuil). Voilà plusieurs années déjà que le bougre s’est enfui avec une autre femme, et de cet adultère sont nées trois filles. Mais la famille est de retour en ville, et elle est durement frappée par la crise. Rose Lemay a l’âme charitable, ainsi qu’une fortune conséquente ; elle consent donc à aider son mari, à qui elle ouvre d’abord son portefeuille, puis sa porte. Un jour, Paul-Émile lui rend visite en compagnie de sa fille ainée, dont la robe est sale et les tresses très serrées. Pour la première fois, la grande dame solitaire accède aux joies de la maternité. Et quand la mère des enfants décède le mois suivant, Rose propose, à la surprise de tous, d’héberger les filles et leur père chez elle. Ces pauvres petites endeuillées, qui ne savent même pas couper le rosbif dans les belles assiettes, elle se donnera la tâche de les récurer et de les polir en bonnes bourgeoises. Mais pendant ce temps, Paul-Émile rôde dans la maison, et ses mauvaises habitudes aussi : dans ses tiroirs, il dissimule des bouteilles ! Rose est prise au dépourvu avec cet homme penché vers le péché. Elle éprouve envers lui une méfiance mêlée de honteux sentiments, qu’on devine amoureux…
Une femme respectable est un drame d’auteur. On y parle de deuil, de misère et du bon Dieu. Quand dans le récit on change de mois, à l’écran des banquises dérivent sur le fleuve. « Mais ce film, nous l’avons déjà vu des centaines de fois dans notre cinéma national ! » me direz-vous, et c’est exact : Une femme respectable est du déjà-vu. Le récit ne surprend pas par son originalité et ses personnages sont d’éternels archétypes. Puis c’est du Bernard Émond tout craché, avec des thèmes maintes fois abordés et parfois vieux jeu. Dans une scène, Rose annonce au curé sa décision d’accueillir les enfants et Paul-Émile chez elle. L’homme d’Église s’étonne : « Mais personne ne vous demande d’en faire autant ! » C’est un peu toute la carrière du réalisateur qui se joue dans cette scène, la substantifique mœlle de sa philosophie. Le monde d’ici-bas s’accompagne d’un mal inévitable, d’individus vilains au-delà de toute rédemption, représentés ici par Paul-Émile. Mais il subsiste toujours la bonté et la charité, qui parfois correspondent à l’Église, parfois la dépassent, et s’incarnent souvent sous la forme d’une femme privilégiée s’éprenant de gens plus simples qu’elle.
Pourtant, le film est agréable — même bon —, mais à condition d’être pris comme un film de genre (si l’on accepte que le drame d’auteur québécois constitue un genre à part entière avec ses conventions). Par exemple, les protagonistes sont des personnages-types de la Belle Province. Paul-Émile est un prolétaire courbaturé qui ne dit pas « moi », mais « moé » ; Rose est une bourgeoise élancée et frigide au français radio-canadien, dont les virgules du texte flottent encore dans la voix, pourvoyant un contraste facile et maintes fois éprouvé, mais qui reste pourtant efficace, précisément parce qu’il permet une extra-lisibilité des thèmes du genre. En effet, Hélène Florent joue tellement du visage et jamais du corps que le film rend évident l’horizon qu’il lui réserve : la voir se désengoncer. Comme spectateur, nous attendons impatiemment le moment où fléchira du cou cette austère madame pour qui s’appliquer du rouge à lèvres est un évènement. Et quand ce moment survient enfin, les émotions rentrent convenablement au poste, comme il était marqué sur notre carte de bingo. Dans la comédie romantique, les amants terminent ensemble. Dans les drames d’auteur québécois, les hommes terminent au cimetière et les femmes en crêpe noir. C’est ainsi que tourne le monde. Et donc, si ce type de drames constituent un genre, Bernard Émond est en quelque chose comme son petit maître. On sait son amour pour les rituels et la place centrale qu’il leur accorde dans son cinéma, parce que ces rituels pointent selon lui vers la disparition d’un mode de vie traditionnel. Et pour les observer, il avait pour habitude d’emprunter une posture contemplative qui basculait parfois dans le maniéré (effet qu’il redoutait pourtant, accusant l’époque de trop « fabriquer » les images). Mais voilà qu’au crépuscule de sa carrière, on aperçoit soudainement chez lui un petit élan de joie, un frisson de plaisir dans l’élaboration d’un univers, dans l’acte créateur de mise en scène. Dans Une femme respectable, on ne sent en avant-plan ni l’anthropologue ni le documentariste, ni le conservateur nostalgique ou le catholique non-croyant, mais l’artiste. La rigueur exigée d’une reconstitution d’époque ne fige pas sa sensibilité, mais la déclenche, comme s’il ose enfin avouer que les sacro-saints objets du passé qu’il catalogue avec sa caméra sont d’abord et avant tout ses obsessions à lui, qu’il adore les vieux portraits ovales accrochés dans le salon en papier peint, les statues de femmes en bronze sur des commodes en bois dur et très foncé, les vieilles lunettes laissées sur un vieux livre, les jeunes filles qui se brodent des robes de deuil et, bien sûr, les visites chez monsieur le curé. Le cinéma d’Émond a toujours eu la réputation d’être monacal. Pourtant — et peut-être à défaut de le ressentir —, nous voyons et nous constatons soudainement son plaisir : l’auteur aime ses bibelots séculaires et ses neiges d’antan. On se l’imagine frétillant d’avoir campé son film sur la rue des Ursulines à Trois-Rivières. Quand on aperçoit, sous les flocons de janvier, l’exquise maison de style Second Empire de Rose, avec en arrière-plan le monastère, on croirait le film tout entier conçu autour de cette composition.
Enfin, le cinéaste est à ce point sincère dans son appétit pour le Québec et ses valeurs traditionnelles que son conservatisme transparait moins pernicieux que les usuelles hagiographies de nos héros québécois ou les adaptations pseudo-freudiennes de la littérature du terroir, comme il s’en produisait trop dans les années 2000. Rose Lemay n’a pas préfiguré la Révolution tranquille ou tenu tête au vilain patronat anglophone, chanté la misère du Canadien français ou inventé le pouding chômeur ; Une femme respectable n’est pas un récit national ou un conte psycho-folklorisant. C’est l’histoire assez simple d’une bourgeoise franchement catholique et de son mari qui l’est un peu moins. Le film n’échappe pas au sempiternel filtre sépia des films d’époque, mais rien dans cette reconstitution n’est patenté pour éveiller en nous une quelconque nostalgie, ou pleurer le tragique destin de la nation québécoise. Devant ces images du passé, ce sont à Émond et ses lubies que nous revenons sans cesse. Encore une fois, c’est le film le plus artistique que le cinéaste ne nous a jamais livré, justement parce que la proposition est toute simple : de malheureux Québécois dans une jolie maison patrimoniale.
8 |
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |