DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Premières armes (2018)
Jean-François Caissy

L'heure des devoirs

Par Mathieu Li-Goyette

Dans La marche à suivre, son précédent film, Jean-François Caissy nous conviait à des discussions disciplinaires. Des ados faisaient des mauvais coups, s’enlignaient vers des décrochages, dérapaient en dehors de l’institution scolaire qui devait les former, les éduquer. La voix des éducateurs spécialisés était confinée au hors champ, le tout avait l’air d’un brillant film sur les systèmes disciplinaires que sont les écoles, une impression que nous avions écrite et tenté de confirmer auprès de Caissy lui-même (dans cette entrevue), avant de frapper joyeusement un mur : la vérité, c’était qu’il ne s’agissait « que » d’un documentaire d’observation, un film qui pourrait donc être lu par certains comme une critique de cette discipline institutionnalisée et de ses écueils, ou comme une seule captation d’un processus humain complexe, forgé dans la rencontre, la réticence, la technique des adultes et l’anarchie des jeunes. C’était prêter nos intuitions (et nos opinions) aux images de Caissy et de son directeur photo Nicolas Canniccioni, les plaquer sur celles-ci sans reconnaître dans son ensemble la démarche du cinéaste, qui, pourrait-on dire, aime filmer des sujets politiquement sensibles (une maison pour personnes âgées dans La belle visite, l’école dans La marche à suivre, la caserne des recrues dans Premières armes) et le faire dans ce qu’ils ont de moins bureaucratique.
 
Autrement dit, le cinéma de Caissy fait preuve d’une capacité formidable à humaniser des individus « pris » à l’intérieur de contraintes, de règles, de limites de toutes sortes et à observer comment ils s’en sortent, démontrant un soin particulier à gommer les oppositions et les restrictions dans ce qu’elles pourraient avoir de déshumanisant. En ce sens, la présence en hors-champ de la voix des spécialistes dans La marche à suivre répondait davantage d’un refus du champ-contrechamp qu’aurait demandé la captation de ces échanges (sachant que le champ-contrechamp est l’essence même de du conflit au cinéma) que d’une mise en scène du systémique, menée avec une quelconque trace de sadisme. On ne refera donc pas l’erreur, surtout qu’elle desservirait cet incroyable nouveau film : Premières armes n’a rien d’une œuvre qui critiquerait les Forces armées canadiennes, Premières armes n’a rien du film didactique sur l’entraînement militaire en ce qu’il avale des corps individuels afin de les incorporer dans un corps martial. Puisque ces sujets relèvent en fait de l’évidence, Caissy préfère nous montrer humblement comment cette expérience est vécue par un groupe de recrues durant douze semaines, comment ce condensé de passage à la maturité lui sert à poursuivre une série de films portant sur des étapes charnières d’une vie. Vis-à-vis des jeunes soldats, on retrouve cette fois des instructeurs, relativement attachants il faut le dire, qui expliquent d’emblée les difficultés qu'amènent pour le corps et l’esprit un entraînement militaire intensif. La critique facile des institutions militaires étant coulée par les intervenants du film (tout le monde est averti), la détresse issue d’une telle pression ayant été appréhendée tout au long du documentaire (tout le monde est préparé du mieux qu'il le peut), Caissy avance à travers trois mois de formation sans avoir le souci de regarder ces éléments afin d’en tirer une synthèse réductrice, quelque chose qui viendrait au fond infléchir, d’une manière ou d’une autre, notre regard face aux Forces armées canadiennes.
 
Différemment, c’est notre regard sur l’entraînement lui-même et sur le statut de ces recrues qui s’en trouvera profondément altéré. Face à ces visages qui nous confient ce qui les a menés à s’enrôler (une promesse, un devoir, une tradition), le film nous rend disponibles à ses témoignages et remplace la façade disciplinaire du groupe par les points de vue de ceux qui le constituent. Les difficultés de leur formation, leur apprentissage des gestes calculés (comment mettre un masque à gaz, comment plier ses vêtements en suivant les gabarits du protocole) croise l’inspection de leur hygiène (celle de leur chambre, de leur barbe mal rasée) et créent un microcosme où le quotidien est redressé, puis compacté à l’intérieur d’un dortoir semi-privé. Sans en identifier les « personnages », la mise en scène de Caissy nous permet toutefois d’en reconnaître les corps, filmés en plans moyens de la tête aux pieds. On observe alors comment ils apprennent à se synchroniser (quand tout va bien), comment l’essoufflement se manifeste progressivement, comment certains ont peur des hauteurs et comment d’autres ont l’air déguisés plus qu’ils n’ont l’air embrigadés. Dans son refus de relier ses scènes collectives avec ses scènes privées, Premières armes nous dispense heureusement des clichés du « dépassement de soi », coupant tous liens possibles entre la psychologie de ses personnages et leurs corps de groupe. À ce sujet, le montage de Mathieu Bouchard-Malo réussit parfaitement à structurer le film sans lui donner une impression de structure, dans une homogénie qui hésite habilement entre l’aliénation et l’organisation.
 
Ces choses qui pourraient paraître si anodines semblent être autant de pièges du documentaire contemporain que Caissy et son équipe évitent adroitement. Refusant de plaquer la réalité qu’il filme sur des discours tendancieux ou réactionnaires, l’auteur poursuit une forme désintéressée, en ce sens qu’elle ne travaille pas à faire fructifier sur le dos du réel un quelconque intérêt didactique ou intellectuel, mais à le rendre présent, libre de porter sur ses épaules le poids dont on voudrait bien l’accabler. Ainsi il ne trouve pas chez ses sujets en position d’infériorité l’occasion de faire de leur infériorité l’objet d’une contestation. Il trouve plutôt un temps, le temps de l’évaluation, où les élèves comme les soldats doivent rendre des comptes, où ils doivent se livrer à un modèle qui n’existe nulle part mais auquel ils doivent aspirer, un temps où tout ce qu’il y a de plus concret chez un individu doit se réduire à tout ce qu’il y a de plus abstrait dans un rôle. Ce que Caissy réalise de plus beau, ce sont ces moments de temps où l’être est mesuré au cadre du film et du monde, où ils nous apprennent ce qu’ils sont malgré ce cadre qui les entoure.

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Critique publiée le 9 novembre 2018.