DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Home Invasion (2023)
Graeme Arnfield

Univers en éternelle extension

Par Jean-Marc Limoges

Pour Marshall McLuhan, on le sait, les médias  ou les «moyens»  sont des «extensions de l’individu», l’«amplification d’un organe, d’un sens ou d’une fonction». Les outils et les ustensiles sont une extension de la main, les vélos et les autos sont une extension des jambes, les vêtements sont une extension de la peau, etc. Et chacune de ces extensions change notre rapport au monde, nous oblige à patenter d’autres extensions pour rassasier notre désir de contrôle. Home Invasion permet de poursuivre cette réflexion. Entièrement présenté à travers une fenêtre circulaire rappelant le judas d’une porte  extension de l’œil permettant d’ailleurs de voir sans être vu , le film de Graeme Arnfield nous présente cinq segments ayant tous en commun l’«invasion de domicile», mais en recourant à cinq types d’images  et à autant de focalisations  différentes qu’il nous faut passer en revue afin d’en tirer les leçons qui s’imposent.

Le premier segment nous raconte comment Marie Van Brittan Brown, une infirmière afro-américaine qui, exaspérée de voir les voleurs la voler et la flicaille lambiner — et empêchée de dormir par ses cauchemars récurrents —, inventa, en 1966, un système de sécurité permettant de filmer et de retransmettre ce qui se passait autour de son domicile new-yorkais sur divers téléviseurs qu’elle regardait depuis le confort de son foyer. Ce sont alors les plans de son invention qui, comme autant de diapositives, défilent sous nos yeux et dont nous nous ingénions à comprendre le fonctionnement.

Le deuxième segment nous offre une collection d’images mouvantes captées par des caméras de surveillance vissées au judas de différents domiciles, inventées par Jamie Siminoff en 2013, lui aussi à l’issue de cauchemars incessants. Ce «Doorbot», maintenant propriété d’Amazon, permettant entre autres de filmer les voleurs de colis, est, pour ainsi dire, l’extension d’une extension (les images des intrus s’apprêtant à nous dérober nos bébelles peuvent nous être retransmises sur notre smartphone pendant que nous sommes penchés au travail ou étendus sur la plage), dont une autre extension — l’extension de nos bras que constitue le service de livraison d’Amazon — a, en quelque sorte, forcé l’invention (en se proposant comme l’extension de nos bras, Amazon nous incite à adopter l’extension de l’extension de nos yeux). On voit comment une extension en appelle une autre, mais surtout comment chacune d’elle, inventée pour étendre notre emprise sur le monde, fait en sorte qu’il nous échappe toujours plus: nous pouvons suivre, à distance, depuis l’écran de notre téléphone, les vandales nous dévaliser, tout en mesurant notre impuissance à les attraper.

Le troisième segment enfile des images de films (on passe du «found footage» à la fiction) — de D. W Griffith à W. Craven — ayant comme sujet les invasions de domicile. Arnfield nous apprend que le pionnier du cinéma américain, en 1906, vivant alors dans une pension de Boston, se serait fait réveiller, à son tour, d’un cauchemar (pour entrer dans un autre), par la propriétaire qui l’avertissait que sa femme, vivant à San Francisco, était au téléphone, afin de lui apprendre que la ville avait été dévastée par un tremblement de terre. En homme entièrement dévoué à son art (et à sa femme aussi, quand même: il était inquiet, le gars), il aurait eu l’idée du montage parallèle (ou peut-être faudrait-il dire du montage alterné), lequel permet aux cinéastes de montrer successivement aux spectateurs ce qui se passe simultanément dans la vie des personnages, et qui tourna, en exploitant cette invention, le premier film d’invasion de domicile (The Lonely Villa, 1909). Le téléphone — alors fraîchement inventé par Alexander Graham Bell (et qui était l’extension de notre voix et de nos oreilles) — est alors le «moyen» grâce auquel l’individu peut prendre la pleine mesure de son pouvoir (il peut discuter à distance) et de son impuissance (il ne peut rien pour aider physiquement l’interlocuteur qui pendouille au bout du fil). Au fond, les extensions nous permettent surtout de prendre la mesure de nos faiblesses et génèrent nos cauchemars plus qu’elles ne calment nos angoisses.

Le quatrième segment continue de retourner dans le temps (et le fer dans la plaie) et feuillette les pages de gravures rappelant un moment historique: les révoltes ouvrières ayant éclatées en Angleterre au début du XIXe siècle et dont la principale cible était la machine qui asservissait les artisans (notamment les tisserands). Le sujet est toujours l’«invasion de domicile» (ici, une usine), mais pour nous montrer, cette fois, la résistance — et non l’obéissance — au progrès, attitude connue depuis sous le nom de «luddisme» (qu’on pourrait opposer au «ludisme»: c’est facile !). Si le thème est toujours le même, le matériau change et la focalisation aussi (on s’explique): dans le premier segment, nous étions, pour ainsi dire, à l’intérieur de la tête de l’inventrice (percevant les plans qu’elle avait imaginés). Dans le deuxième segment, nous étions situés à l’intérieur du domicile (de gens que nous ne connaissions pas) — armés de l’invention de Siminoff qui avait peaufiné l’invention de Van Brittan Brown —, regardant à l’extérieur du domicile, ainsi réduits à l’état de témoins impuissants, comme le sera Griffith dans le troisième segment. Dans celui-ci, d’ailleurs, nous étions situés, là aussi, à l’intérieur du domicile, à cette différence que nous ne regardions plus à l’extérieur, mais à l’intérieur, des personnages qui n’étaient pas attaquants, mais attaqués, et avec lesquels nous avions peur (c’est une des forces du cinéma). Or, dans ce quatrième (et avant-dernier) segment, Arnfield nous situe à l’extérieur du domicile (l’usine), mais à l’intérieur de la tête des vandales et c’est avec eux que nous voulons faire peur aux (méchants) propriétaires. Tout est une question de point de vue.

Le cinquième segment nous raconte l’histoire de William Murdoch, un inventeur écossais, qui, également au terme de cauchemars, aurait, le premier, inventé, puis installé, une sonnette dans sa maison de Birmingham (extension de l’oreille, donc), à quelques kilomètres de l’usine dont les luddites défonçaient les portes à peu près au même moment (situation d’ailleurs toute propice au montage alterné !). Or, les images défilant sous ce texte nous montrent plutôt un vandale s’introduisant à l’intérieur du domicile d’un homme dormant profondément (le sujet est le même), dans une mise en scène vraisemblablement élaborée pour l’occasion (le matériau change), en un seul plan-séquence filmé d’un point de vue subjectif (la focalisation aussi): nous sommes à l’intérieur du domicile et de la tête du vandale. Le problèmes, avec ces extensions, c’est qu’elles peuvent servir autant les persécutés que les persécutants.

Sur toutes ces images, aucune voix narrative, mais des intertitres (ou des surtitres) ainsi qu’une trame sonore tonitruante (un assourdissant échantillonnage de sonnettes). Deux leçons sont à tirer de ces procédés.

La premièreces extensions — sonnette, téléphone, caméra... —, inventées pour mieux étendre nos sens et mieux communiquer (pour mieux nous unir et créer l’harmonie donc), suscitent plutôt la crainte, l’agressivité et la disharmonie. Alors qu’elles visent toutes à réunir l’intérieur et l’extérieur — voire l’ici et le là-bas —, le film d’Arnfield nous rend évident qu’elles divisent, qu’elles irritent, qu’elles suscitent la dysphorie, le désir de couper court plutôt que de continuer, le désir de partir plutôt que de rester. Or, nous restons... nous restons alors que son récit est bien mince, pour ne pas dire inexistant.

La secondeen effet, si l’individu devait se défaire de ces extensions pour retrouver le calme (que l’on désire ardemment retrouver nous-mêmes tout au long de ce pénible — mais salutaire — visionnement), il ne pourrait jamais se défaire du récit, dont il semble indéfectiblement avide. Il est intéressant, à cet égard, de se rappeler deux de ses définitions les mieux connues, prises, l’une au sémioticien Greimas (pour qui il y a récit dès qu’un sujet change sa relation à un objet), l’autre au narratologue Genette (pour qui il y a récit dès que quelqu’un entreprend de raconter une histoire), afin de mesurer notre seuil de tolérance devant une telle curiosité cinématographique. D’abord, le découpage en cinq segments ne reprend aucunement le schéma quinaire dessiné par Larivaille (situation initiale — provocation — action — sanction — situation finale) sur lequel est basé tout récit. Puis, même si nous trouvons, tantôt un changement de relation, tantôt un désir de raconter, il est impossible de retracer ces deux désirs conjugués dans ces dessins, ces archives, ces extraits, ces gravures et ce plan-séquence... et pourtant, nous suivons, nous attendons, nous restons accrochés. Serait-ce parce que, dans ce défilement d’images sans réel protagoniste, les intertitres dépourvus de ponctuation (aucune virgule, aucun point, aucune majuscule...) nous embarqueraient dans une sorte de flux à l’égard duquel nous serions bien en peine de rompre le « contact » (fonction phatique de la communication) et parce que ce fameux judas, à travers lequel on nous oblige à regarder, ferait des spectateurs les principaux personnages — à la fois témoins et voyeurs — de ces récits peinant à prendre forme ?

Ce documentaire audacieux permet en effet de prolonger la réflexion.

N’est-il pas, à cet égard, une extension de notre imaginaire?

 

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Critique publiée le 31 juillet 2023.