DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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No Hard Feelings (2023)
Gene Stupnitsky

Le retour d’une star

Par Sylvain Lavallée

Après quatre ans d’absence du grand écran, Jennifer Lawrence nous revient avec No Hard Feelings, une comédie à la prémisse qui en a fait sourciller plus d’un·e: une trentenaire se fait engager par des parents riches pour sortir avec leur garçon introverti de dix-neuf ans avant qu’il ne rentre au collège ? Imaginez si les genres étaient inversés, disait-on lorsque la première bande-annonce est sortie, et en même temps, n’est-ce pas le fantasme masculin parfait du geek (dans sa version la plus clichée), qu’une belle femme dégourdie vienne le chercher pour lui apprendre les joies de la sexualité ? Le projet attisait la méfiance, mais incitait aussi à l’espoir tant cela fait longtemps que nous espérons que Lawrence joue enfin dans une comédie — une vraie, pas un drame aux accents comiques à la David O. Russell, et surtout une comédie capable d’embrasser son image publique, l’humour autodérisoire décomplexé dont elle fait montre en entrevue. De quoi l’éloigner du type de rôle pour lequel elle s’est fait connaitre, toutes ces femmes résilientes qui subissent nombre d’abus physiques et psychologiques, une violence tombant parfois dans une misogynie à peine déguisée dans des cas comme mother ! (Darren Aronofsky, 2017) et Red Sparrow (Francis Lawrence, 2018).

Derrière ses allures modestes de comédie dans la lignée de Judd Apatow, No Hard Feelings avait donc des ambitions louables, non seulement la promesse d’amener Lawrence dans une nouvelle direction, mais aussi celle de pouvoir vendre un film à partir de cette seule promesse. Et nous avons beau parler de Tom Cruise comme la dernière star capable d’attirer un public par la force de son nom, il est en réalité devenu l’équivalent d’une franchise, exploitant presqu’exclusivement les produits tirés de son passé, que ce soit Top Gun (Tony Scott, 1986) ou les innombrables Mission Impossible à venir. No Hard Feelings est une proposition beaucoup plus risquée (moins coûteuse aussi, mais ce n’est pas le point), dans le climat contemporain où non seulement les stars sont denrée rare, mais où même les comédies sont pratiquement absentes du grand écran, en particulier dans un format aussi « pur ». Il faut désormais la mâtiner d’aventure et d’action, comme dans The Lost City (Aaron et Adam Nee, 2022), qui s’appuyait avec plus ou moins de succès sur les personnalités comiques de Sandra Bullock et Channing Tatum.

Miser sur une star pour le box-office s’avère d’ailleurs beaucoup plus osé que la prémisse faussement provocatrice de No Hard Feelings, troquant vite le malaise pour les bons sentiments, à l’instar de Good Boys (2019), le précédent film de Gene Stupnitsky. La formule Apatow est on ne peut plus évidente, la vulgarité et la façon superficiellement franche d’aborder la sexualité cachant mal le fond conservateur, alors qu’il faut pour finir se refermer sur un couple hétérosexuel monogame, toute forme de sexe ayant lieu en dehors d’une relation amoureuse étant présentée comme vide et sans intérêt, au mieux, et/ou tel l’expression de problèmes psychologiques à régler, au pire. C’est le cas de Maddie, le personnage de Lawrence, dont le refus de s’engager s’explique en partie par un schéma classique de père absent envers qui elle entretient une relation haineuse. Cela permet de développer un arc narratif convenu, quoique toujours émouvant, d’une ouverture au monde, mais on a hâte qu’une comédie américaine se disant osée puisse sortir réellement de ce puritanisme indécrottable.

Cela dit, comme chez Apatow, ces limites n’empêchent pas l’intelligence du scénario. Évidemment que No Hard Feelings est conscient de ce qu’il y a de tordu dans sa prémisse : l’humour vient précisément du malaise inhérent à une telle situation. Celui qui se manifeste dans les tensions entre la gêne de Percy (Andrew Barth Feldman) et les approches grossières de Maddie, qui essaie en vain de s’acquitter de son contrat de coucher avec lui, puis dans l’écart d’âge et dans l’idée que des parents surprotecteurs (Matthew Broderick et Laura Benanti) puissent être prêts à payer une travailleuse du sexe à l’insu de leurs fils, et enfin, ce qui était moins attendu, dans les enjeux de classe sociale. En effet, Maddie accepte cette offre parce qu’elle a perdu sa voiture, et ainsi son emploi (elle est chauffeuse d’Uber), alors elle craint de perdre la maison familiale qu’elle a héritée à la mort de sa mère. Dans ses meilleurs moments, le film se montre apte à cristalliser tout ce que sa prémisse charrie dans un comique physique devenu trop rare : la première fois que Maddie rencontre les parents, elle arrive en patins à roulettes et doit péniblement se hisser au niveau du couple, qui se tient en hauteur en la regardant se démener sans offrir d’aide. La scène est aussi simple que dense, elle offre un burlesque limpide et incisif traduisant les relations de pouvoir, tout en permettant à Lawrence de démontrer la maîtrise de son corps.


:: Jennifer Lawrence (Maddie) et Andrew Barth Feldman (Percy) [Excellent Cadaver / Odenkirk Provissiero / Sony Pictures ]

Mais on retiendra surtout cette séquence de plage, de nuit, quand Maddie sort de l’eau, nue, pour se battre contre des adolescent·e·s qui tentent de voler ses vêtements et ceux de Percy. Déjà, c’est un type d’humour généralement réservé aux hommes, une façon de rire de la nudité en la ramenant à une dimension ordinaire, et en même temps, pour une actrice qui a été si souvent victimisée (sous le prétexte toujours douteux de prouver sa force), il y a là une forme de revendication par un dévoilement décontracté. Nous sommes à des lustres des tentatives hypocrites, dans Red Sparrow, de jouer sur une sexualité retournée contre les hommes, puisque Stupnitsky refuse à ce moment tout érotisme, et filme ce combat au corps au corps en relevant ce qu’il a de maladroit et de ridicule tout autant que de fier et de courageux. Le cinéma hollywoodien ne risque guère d’offrir une scène plus surprenante cette année, et il est difficile d’imaginer une meilleure manière de mettre en valeur Jennifer Lawrence. Tout le film d’ailleurs travaille avec merveille sur son personnage type, d’abord parce qu’elle doit jouer un rôle (comme dans les Hunger Games, Joy [David O. Russell, 2015], Red Sparrow) et qu’elle le fait sans sacrifier son authenticité, ensuite parce qu’elle se retrouve dans une position maternelle malgré elle, pour soutenir sa famille (ici, dans son passé, pour s’occuper d’une mère mourante en l’absence du père).

Mais si le film comporte quelques moments réjouissants, la mise en scène de Stupnitsky demeure très impersonnelle et un peu trop brouillonne, n’arrivant pas toujours à faire ressortir la substance comique des situations. Contrairement au modèle Apatow, avec sa capacité à mettre de l’avant ses personnages dans des structures narratives apparemment lâches, mais souvent d’une belle finesse, nous sentons dans No Hard Feelings la pression d’un récit qui doit amener les protagonistes vers une conclusion prédéterminée et un apprentissage forcé. Mais nous regrettons surtout la gentillesse du ton, le film finissant par abandonner la critique sociale, les richissimes parents s’en sortant trop bien malgré une feinte, au départ, d’examiner leur aveuglement à leurs privilèges. Finalement, ce sont surtout les deux acteur·rice·s qui permettent au tout de respirer, par leurs performances remarquables, Feldman se démarquant aussi par une sensibilité qui confère une complexité à un personnage plus surprenant qu’il n’apparait d’abord.

Mais No Hard Feelings appartient avant tout à Lawrence, d’ailleurs productrice, pour la deuxième fois après le très beau Causeway (Lila Neugebauer), sorti sans bruit l’an dernier sur AppleTV. Il faut bien dire un mot aussi sur ce film, puisque la star y trouvait un rôle on ne peut plus éloquent, celui d’une vétérane, revenue d’Afghanistan avec un traumatisme sévère au cerveau. Dans les premières scènes, elle retrouve peu à peu l’autonomie de son corps, doit réapprendre les gestes les plus simples : difficile de ne pas lire ces moments de façon allégorique, comme si Lawrence devait réapprivoiser le cinéma pour y revenir, comme si la violence subie par son personnage renvoyait à celle de tous ses rôles passés, et comme si elle avait besoin de retrouver confiance en elle, en ses collaborateur·rice·s. (Pas besoin de mentionner Don’t Look Up [Adam McKay, 2021] pour retracer le fil narratif de sa carrière, son rôle y étant beaucoup trop impersonnel pour qu’il mérite qu’on y porte attention). Ce n’est sans doute pas un hasard si Causeway est mise en scène par une femme (Lila Neugebauer, pour une première réalisation), et que Lawrence n’a jamais été aussi bien filmée depuis qu’elle a été révélée dans Winter’s Bone (2010) par Debra Granik, et difficile de croire à un autre hasard si Causeway comme No Hard Feelings offrent à Lawrence des personnages plus humains, terre-à-terre, à des lieux d’une Katniss Everdeen, d’une Mystique, ou même des explosions hystériques chez O. Russell. Nous avons l’impression des plus émouvantes de retrouver une actrice majeure, en pleine possession de ses moyens, que nous avions perdu de vue alors qu’elle était pourtant devant nous. Malgré les limites de No Hard Feelings, il y a de quoi se réjouir.

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Critique publiée le 7 juillet 2023.