DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Trenque Lauquen (2022)
Laura Citarella

L'allégresse de l'enquêteuse

Par Olivier Thibodeau

Toutes les occasions sont bonnes pour se (re)plonger dans le cinéma d’El Pampero Cine, la maison de production de Laura Citarella, Mariano Llinás, Agustín Mendilaharzu, Alejo Moguillansky, et de toutes leurs fabuleuses interprètes. Avec des films, parfois monumentaux, comme Historias extraordinarias (2008), Ostende (2011), La flor (2018), La edad media (2022) ou l’irrésistible Clementina (2022), rampe de lancement pour le génie comique de Constanza Feldman, ce groupe de cinéastes a su peaufiner l’art de la narration jusqu’à en faire une formule alchimique. Leur dernière œuvre, Trenque Lauquen, signé par Citarella, avec Mendilaharzu à la caméra et Moguillansky au montage, en est l’énième exemple, avec son écriture touffue et envoutante, son récit minutieusement stratifié, débordant d’habiles recoupements et d’intrigants leitmotivs. Du premier au dernier instant, nous sommes accros. Je me souviens d’ailleurs très bien de mon expérience de visionnage au Festival de Rotterdam, dans l’une des petites salles du rez-de-chaussée au Cinerama. Après 260 minutes, j’étais toujours en reste, frustré et abattu de devoir quitter la Pampa fantasmatique de l’œuvre pour les rues détrempées de la Hollande portuaire.

Rappelant à certains égards le format policier et la savoureuse étrangeté de Twin Peaks (1990-1991), transposés dans l’univers socioréaliste de l’entichement extra-conjugal et du journalisme suburbain au gré d’une bande sonore ludique qui évoque une sorte de folk de science-fiction, le film s’intéresse à une série d’enquêtes gigognes se déroulant dans la ville titulaire. Située juste à l’est de la Pampa, dans la province de Buenos Aires en Argentine, Trenque Lauquen est une petite bourgade dont le nom signifie « lac rond » en langue mapuche, et dont ledit lac abrite ici une créature mutante à mi-chemin entre le singe et l’alligator (qu’on ne verra malheureusement jamais à l’écran, mais dont les bruits désincarnés ne manqueront pas de nous obséder). Or, il ne s’agit là que d’un des mystères que tenteront de résoudre les protagonistes au fil d’un récit liquoreux qu’on navigue comme une rivière tortueuse et chatoyante. L’accroche initiale, c’est plutôt la recherche du personnage central, la romantique botaniste Laura (l’incandescente co-scénariste Laura Paredes), par son copain Rafael (pragmatique Rafael Spregelburd) et son prétendant Ezequiel, dit Chicho (tristement sentimental Ezequiel Pierri). C’est l’occasion pour Citarella de déployer toutes les habiles triangulations interpersonnelles et les amusants jeux de focalisation dans lesquels réside tout le charme de son œuvre.

Contrairement à Mariano Llinás dans La flor, Citarella ne se gêne pas pour faire des changements de focales, même des bascules de point ; c’est d’ailleurs l’une des tactiques qu’elle utilise pour illustrer les glissements de focalisation narrative qui caractérisent la première partie, alors que Chicho semble détenir des informations qu’ignore Rafa à propos de la disparition de Laura, et que nous commençons à suspecter sa complicité — « Je connais une version de Laura, dira Rafael, et tu en connais une autre ». En tant que spectateur·rice·s, la nature exacte de ces informations nous élude, de sorte que nous partageons presque toute la candeur de Rafa, sauf en ce qui a trait au stoïcisme que nous décelons dans les regards de Chicho, lequel semble inférer une impression de déjà-vu, une capacité à voir plus loin que la surface des choses, et aux indices que délivre Citarella dans la profondeur de champ. Dans l’un des plans, cadré à partir de l’habitacle d’une voiture, nous voyons Rafa discuter avec un fermier dans l’arrière-plan, tandis qu’à l’avant-plan, Chicho découvre une note manuscrite cachée sous l’essuie-glace, sur laquelle se lisent les mots « Adiós, adiós, me voy, me voy », dont nous ne comprendrons la signification que plus tard. Si l’on récapitule, Chicho trouve une note dont il saisit le sens, mais dont Rafa ignore l’existence. Le public, qui prend acte de sa présence, mais méconnait son sens, se retrouve alors coincé entre les deux au sein d’une hiérarchie du savoir empirique qui viendra informer tout le film, découlant d’une forme de triangulation opératoire des rapports entre les personnages. Or, c’est précisément ce changement systémique de focalisation qui nous garde en haleine tout au long de l’œuvre.


:: Laura Paredes (Laura) et Ezequiel Pierri (Chicho) [El Pampero Cine]

Tout est affaire de perspectives mouvantes, de chemins entrecroisés (les caminos de la chanson-thème) et c’est ainsi que se développe le récit ; c’est ainsi que procède l’enquête. Le film est divisé en douze chapitres antichronologiques, où se déploient douze perspectives complémentaires sur le mystère de Laura, mais où se développe surtout une série de trames additionnelles qui finissent par former une toile narrative particulièrement dense, où les mystères s’empilent, où les réponses permettent d’en éclairer certaines zones tout en générant d’autres questions. Le récit se déploie et s’étoffe ainsi de manière non linéaire, à la manière d’une maison dont on bâtirait d’abord le toit, puis le pourtour des fenêtres. À la fin de la première partie, on voit le titre apparaître lettre par lettre, à commencer par le « Q », puis le « L ». Or, le récit se développe de la même manière, en posant d’abord le « Q », puis le « L », finissant par former un tout cohérent par accumulation de détails épars.

Le premier chapitre nous montre la recherche de Laura, puis le second nous en apprend davantage sur celle-ci en révélant la relation semi-professionnelle qu’elle entretenait avec Ezequiel, qui vient la chercher à la radio locale après sa chronique sur Lady Godiva (élaborant ainsi les bases du chapitre VIII) pour l’emmener poursuivre ses enquêtes botaniques dans les champs. On la voit ensuite démarrer une investigation parallèle avec lui, en dilettante cette fois, pour retrouver la trace d’une certaine Carmen Zuna (Laura Citarella elle-même), dont elle vient de découvrir la correspondance épistolaire secrète avec un noble amant italien du nom de Bertino (Ezequiel Pierri encore), fournissant ainsi l’élan pour les chapitres III, V, VI et XII. Le chapitre VII nous montre quant à lui « le point de vue de Rafael », qui retourne à Buenos Aires après avoir rencontré Norma, la patronne de Laura, avec qui il partage une balade en voiture durant laquelle celle-ci l’entretient à propos du gîte touristique que tient sa grand-mère et de « l’alligator » repêché récemment dans le lac rond, esquissant ainsi la nouvelle tangente que prendra le récit dans sa seconde partie (chapitres VIII à XI).

Or, ce qui rend l’œuvre si perspicace, fascinante et inextricable, ce sont les nombreux échos que contient son scénario, l’art de la préfiguration qu’il cultive et les renvois textuels extrêmement affûtés qu’il exhibe, de sorte que tout finit non seulement par faire sens, mais que les différentes trames se répondent d’une manière symbolique foisonnante. Ainsi, le triangle amoureux entre Carmen Zuna, Bertino et une troisième personne (un homme d’abord, puis une femme) réfère de plusieurs façons au triangle amoureux entre Laura, Ezechiel et Rafa, puis, dans une moindre mesure, à celui qui se dessine plus tard entre Laura, Ezechiel et la Dr Elisa Esperanza (impérieuse Elisa Carricajo, une autre des actrices fétiches de la bande d’El Pampero). Elle nous renvoie aussi au-delà le cadre via la présence de Citarella dans le rôle central, mais muet, de Zuna, qui constitue à bien des égards le noyau et l’origine du mystère diégétique. On témoigne ainsi de l’avènement d’une métaphysique envoutante du désir qui se déploie sur deux temporalités superposées, alors que les amours interdites du passé enflamment les amours interdites du présent, que l’errance d’hier inspire l’errance d’aujourd’hui, au sein d’une boucle logique qui se double d’une boucle métaphorique qui finit vite par transformer le récit d’enquête du film en discours savant sur le récit d’enquête en général.   

En conclusion, le plaisir d’enquêter n’est pas lié ici qu’à notre plaisir d’assister à la résolution progressive d’un mystère ; il s’agit en fait d’une caractéristique intrinsèque de la mise en scène. Citarella multiplie en effet les plans quasi fétichistes sur les indices, particulièrement les indices manuscrits retrouvés dans les livres de la bibliothèque, avec lesquels la caméra entretient un rapport presque sensuel. On ressent donc une satisfaction quasi érotique à voir Laura décoller les pages de l’Autobiographie d’une femme sexuellement émancipée pour en retirer une missive élégamment calligraphiée — à voir le passé se détacher de ses reliquaires oubliés pour informer le présent. On éprouve un plaisir décuplé à voir de beaux personnages lumineux, brillamment interprétés, se creuser les méninges pour trouver la solution, et reproduire nos propres efforts de déduction domestiques, à voir Ezequiel réfléchir au-dessus d’une poêle où grésille d’alléchants œufs miroir, au sein d’une ronde fascinante qui, malheureusement, finit par se clore, et nous extirper d’une diégèse où il fait si bon vivre que nous aurions préféré y demeurer pour toujours.

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Critique publiée le 23 mai 2023.