Ava, le premier long métrage de Léa Mysius, mettait en scène une adolescente (Noée Abita) s’émancipant de sa mère (Laure Calamy) tandis qu’elle compose avec le fait de perdre progressivement la vue. D’une certaine manière, la deuxième proposition de la réalisatrice, Les cinq diables, se présente autant comme le prolongement que l’envers de ce premier essai : on y suit Vicky, une enfant à l’odorat surdéveloppé, qui classe les effluves du monde en les capturant dans un ensemble de bocaux étiquetés. S’il était en 2017 orienté vers la privation d’un sens (la vue), le cinéma éminemment sensoriel de Mysius se concentre désormais sur le surdéveloppement et l’acuité d’un autre (l’odorat, qu’il est beaucoup moins aisé, par ailleurs, de représenter à l’écran). Or, comme les « cinq diables » du titre (énigmatique, car on n’apprend seulement à la fin qu’il s’agit du nom du gymnase de la petite municipalité où prend place l’action), ceux-ci vont jouer des tours à Vicky.
Les cinq diables raconte l’histoire de Vicky (Sally Dramé), une fillette fuyant les insultes racistes de ses camarades de classe en se jetant à corps perdu dans la relation fusionnelle qui l’unit à sa mère Joanne (Adèle Exarchopoulos). L’accompagnant tantôt aux classes d’aquagym qu’elle enseigne avec flegme, tantôt aux abords du lac glacé où elle se baigne quotidiennement, Vicky n’omet jamais de préserver les notes olfactives de ces activités pour ensuite mieux se les remémorer. La vie de la petite famille est cependant bousculée le jour où Julia (Swala Emati), la sœur du père de famille, Jimmy (Moustapha Mbengue), réapparaît dans le village, faisant avec elle affleurer le souvenir de traumas collectifs que les habitant·e·s ne demandaient qu’à enterrer.
Cette trame d’apparence simple va vite se ramifier comme les racines des arbres de la petite bourgade française superbement captée par la photographie de Paul Guilhaume. Car, très vite, Vicky ressent affectivement mais sent aussi olfactivement que quelque chose cloche : en tentant de reproduire l’odeur de Julia (comme elle en a l’habitude avec l’ensemble de ses proches), la petite fille est catapultée dans un passé qui précède sa naissance et qui lui donne à comprendre progressivement les raisons de l’animosité que les membres de la communauté éprouvent à l’encontre de sa tante. Au fil de ces incursions qui font basculer le film dans le registre fantastique, Vicky découvre la relation amoureuse ayant uni sa mère, adolescente, à Julia. Elle réalise aussi bien vite que sa présence dans les strates du souvenir n’est pas uniquement passive, puisqu’elle paraît invisible aux yeux de tout·e·s à l’exception de Julia qui, quant à elle, peut la voir. Ces apparitions troublantes provoquent chez cette dernière des réactions hautement traumatiques et vont éventuellement la faire sombrer dans une folie la poussant à commettre un acte pyromane (l’incendie d’un sapin de Noël qui va consumer le gymnase et blesser une partie des jeunes filles qui s’y donnent alors en spectacle), lequel constitue la principale raison de son bannissement du village.
:: Adèle Exarchopolous (Joanne) [F Comme Film]
Les oppositions dichotomiques que nous fait craindre l’ouverture du film — images de brasier suivies de séquences à la piscine ; opposition entre une sœur pyromane et son frère pompier — sont vites dissolues par l’ensemble des procédés de complexification que la réalisation met en place. Car tout, même le feu, est aqueux chez Mysius : au premier chef, le souvenir, qui est présenté comme une matière fuyante et fluide. Les voyages de Vicky sont après tout initiés par l’ajout à ses bocaux d’une substance étrange et inidentifiable trouvée parmi les effets personnels de Julia : manière de littéraliser cette idée selon laquelle la mémoire est, comme le contenu de cette fiole, une substance visqueuse, translucide, mystérieuse, que l’on peut tenter d’encapsuler mais qui, inévitablement, déborde du contenant. Le cinéma de Mysius a ceci d’ingénieux qu’il fonde ses métaphores moins en puisant dans le fond symbolique qu’en établissant des relations allégoriques. Ainsi « Les cinq diables », ce gymnase incendié, est un lieu absent et, pourtant, il oriente tout le long métrage par sa présence spectrale (dans le paratexte comme dans la diégèse).
Il y a quelque chose de résolument œdipien dans le film de Mysius, ne serait-ce que sur le plan de l’intrigue, qui place en son centre une petite fille ayant fait de sa mère son univers — et qui s’effondre en comprenant qu’elle n’incarne pas, en retour, l’entièreté du monde de celle-ci. Mais au-delà de cette évidence (qui est, au final, de peu d’intérêt pour apprécier l’épaisseur symbolique du film), c’est aussi une structure narrative que Les cinq diables emprunte au mythe antique ayant fait la fortune de la psychanalyse freudienne. Dans la pièce de Sophocle, en effet, Oidípous est ce roi qui, afin de comprendre la malédiction jetée sur son peuple, mène une enquête le projetant sur les traces du passé (une décision qui l’oblige à remonter le fil de ses propres origines). Or, il ne faut pas l’oublier, Œdipe roi est aussi un récit dans lequel on provoque son destin en voulant y échapper, et où l’acte d’investigation lui-même signe la condamnation en créant le crime qu’il prétend résoudre. C’est bel et bien ce qui arrive à Vicky lorsqu’elle engendre, par ses voyages dans le passé, les hallucinations dont est victime Julia (et qui la mèneront au crime), car de là découle la séparation entre les deux femmes, le mariage de Joanne et Jimmy, et la naissance de Vicky, une suite d’événement qui mènera, dix ans plus tard, aux voyages temporels causant ce que Julia interprète comme des hallucinations.
La boucle est bouclée. Mais en est-on vraiment sûr·e·s ? Dans une scène prenant place dans le dernier quart du film, Vicky rend à sa mère une boucle d’oreille que celle-ci a perdu des années plus tôt. La petite fille l’a récupérée dans le souvenir et l’a ramenée avec elle. On pourrait déduire, par l’apparition de cet objet qui est aussi motif, que la crise est passée (une impression que renforce la réunion des deux femmes et l’acceptation de sa tante par Vicky). Or, la scène finale dit tout autre chose : tandis que Vicky est perchée dans les bras de son père, un zoom out élargit le cadre pour y faire entrer un sapin de Noël. La préfiguration funeste (en dépit de son caractère innocent, il s’agit de l’objet enflammé par Julia) s’accentue lorsqu’apparaît, derrière l’arbre, une fillette dont on ignore l’identité. Par cette apparition sur laquelle se clôt Les cinq diables, Mysius suggère que le mal dont souffre Julia est héréditaire, et que Vicky aura elle aussi à composer avec lui. En dehors de sa teinte fantastique, c’est aussi la texture socio-politique du film qui fait ici retour, dimension qui se manifestait déjà par la critique implicite de la fermeture d’esprit dont les habitant·e·s font preuve (par le biais de diverses pointes homophobes et bizutages racistes d’une grande violence). Par sa trame alambiquée entremêlant les temporalités, Les cinq diables nous rappelle que nous restons aliéné·e·s par ce qui nous a précédé, certes, mais que nous sommes également endetté·e·s collectivement envers ce qui nous succède, et ce qui nous somme, par-delà le temps, de répondre de nos erreurs et de nos aveuglements.
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