DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Close (2022)
Lukas Dhont

Les mots pour le dire

Par Sarah-Louise Pelletier-Morin

L’enfance est un monde d’approximation, de flou, d’impressions, de mousse humide, de sensations, où l’instinct et le corps occupent une place primordiale. Quitter l’enfance, c’est d’abord et avant tout apprendre à parler, commencer à appréhender le monde à travers ses distinctions, ses catégories, ses typologies. Car le langage agit sur le réel, entres autres, en le divisant : les garçons et les filles, l’amitié et l’amour, les homosexuels et les hétérosexuels, le désir et l’agressivité, etc..

C’est dans ce passage entre deux mondes, celui de l’enfance et de l’adolescence, que Lukas Dhont place les deux protagonistes de Close, Léo (Eden Dambrine) et Rémi (Gustav de Waele), tous deux âgés de treize ans. Tandis que la saison estivale leur permettait de vivre leur amitié dans toute son expansion passionnelle, la rentrée scolaire sonne le glas de cette époque où ils pouvaient jouer, rire, se coller, dormir ensemble, sans subir le jugement des autres enfants. Aucun d’eux n’anticipe que leur proximité puisse apparaître étrange à leurs camarades. Leur candeur prend cependant fin rapidement, dès la première journée d’école, alors que leur intimité génère des moqueries chez les autres élèves, qui les questionnent sur la nature de leur relation : « Formez-vous un couple ? Êtes-vous des amis ++ » ?

Dans une entrevue où il parle de la genèse de son film, Lukas Dhont explique qu’il a été étonné de lire les données d’une étude sur l’amitié masculine, où les participants évoquaient leurs expériences amicales en employant des termes connotés romantiquement. La première partie du film s’emploie ainsi à scruter la proximité physique des deux garçons, qui dorment dans le même lit, partagent l’embout (phallique) d’une clarinette, discutent collés l’un sur l’autre, mangent ensemble, se posent des questions existentielles, se bataillent dans la chambre (dans une scène qui rappelle Women in love [Ken Russell, 1969]), etc.. On nous expose des images de tendresse, de sensualité, d’érotisme, de jeu, d’agressivité, d’affection, d’admiration, d’innocence — autant de scènes furtives qui sont souvent magnifiques, et qui cherchent à instaurer un doute, une question, voire un léger malaise. Il n’est pas fréquent, faut-il le souligner, de voir à l’écran deux jeunes adolescents aussi proches, aussi tendres l’un envers l’autre, même si de tels signes d’affection vont de soi dans l’amitié féminine.


:: Gustav de Waele (Rémi) et Eden Dambrine (Léo) [Menuet Producties]

L’angoisse d’être perçus comme des amoureux entraîne un mouvement de séparation entre les deux complices. Cette distance apparaît d’abord sur le plan physique : Léo s’éloignant de Rémi qui se couche sur son ventre ; Rémi pédalant plus vite que Léo pour le dépasser ; Léo se tenant avec un autre groupe dans la cour d’école ; Rémi refermant son corps sur son jeu électronique alors que Léo tente de lui parler. Puis cette distance devient aussi morale, par exemple lorsque Léo installe un silence après que Rémi ait lancé qu’il aimerait jouer au hockey avec Léo. On perçoit à cet égard chez Léo une envie plus marquée d’adhérer aux attentes de la masculinité, alors que Rémi met de l’avant son tempérament sensible, en jouant de la clarinette, en persistant à offrir des signes de tendresse à son ami ou encore en traînant avec des filles dans la cour d’école. Un matin, Léo fait le trajet à vélo vers l’école sans son éternel complice. Ce geste est vécu comme un rejet impossible à accepter pour Rémi, qui se donnera la mort peu de temps après, laissant son ancien camarade avec la culpabilité d’être responsable de son suicide. L’élan innocent, entier, qui les attirait l’un vers l’autre laisse place à un mouvement moins assumé, à une hésitation, à un détachement progressif. La distance imposée (pourrait-on dire, culturellement)résonne d’une furieuse manière — lorsque deux corps habitués à être proches, à évoluer dans un état de quasi-fusion, tout signe de séparation, aussi minime fut-il, apparaîtra forcément comme un geste d’abandon intolérable.

Close est un film sur la proxémie, sur la façon dont la société rapproche ou distancie les corps, sur la manière dont l’Autre peut s’immiscer insidieusement dans nos relations. Il est réjouissant d’assister à une telle représentation de l’amitié masculine qui n’aborde pas frontalement l’homosexualité, mais qui laisse planer l’ambiguïté, et qui ne cherche pas à tout prix à distinguer l’attachement du désir, l’admiration de l’amour. À la fin du long métrage, on en vient à se demander si toute « amitié forte » n’a pas un tel degré de complexité avant que les attentes sociales viennent gommer, simplifier, « aplanir » nos relations amicales. C’est cette justesse, en somme, qui fait la force du film. 

Ainsi, l’œuvre se déploie en quelques décors (la cour d’école, le champ de fleurs, la route vers l’école, la chambre de Léo et de Rémi, la salle de concert…) qui reviennent à une cadence régulière en mobilisant le même cadre, de telle sorte que les scènes se rejouent constamment. Ce procédé permet d’appuyer sur les variations entre ces tableaux redessinés, car, si le cadre reste le même, les sujets changent, murissent, réagissent différemment, ce qui accentue le sentiment du temps qui passe. En plus d’être magnifiques, les images filmées en extérieur, par exemple dans la ferme florale détenue par la famille de Léo, jouent cette fonction dans le film de donner à montrer l’écoulement du temps à travers la croissance des fleurs. Tout au long du film, ce cycle — plantation, croissance, floraison, récolte, mort — vient refléter la maturation des enfants.

L’intelligence de cette œuvre repose également sur sa façon de montrer comment les actes parlent d’eux-mêmes, comment les actions font sens sans être formulées, comment un menu geste peut être une réaction à une autre action antérieure. On entend dans Close les émotions de biais, par des comportements qui semblent souvent performés d’une façon préconsciente par les protagonistes : une absence d’appétit, une envie de rester au lit, une course à vélo plus rapide, un silence… Le mutisme de Rémi donne d’ailleurs un aspect angoissant au film, voire un suspense, qui frustre notre désir de spectateur. On voudrait, à plusieurs moments, lui donner les mots pour dire. Ainsi, Close mise encore ici sur l’ambivalence : les mots ont tantôt un poids lorsqu’ils divisent le réel en catégories asujettissantes, or cette division a aussi un effet libérateur. L’incapacité de Léo à nommer, à médiatiser son monde intérieur par des mots, à entrer en dialogue avec l’autre autrement que par son corps, le rend loin des autres et, de fait, loin de lui-même.

Close est conçu comme une chute, à l’instar d’un corps qui s’appesantit peu à peu dans l’espace. La légèreté laisse place à la gravité alors que les images passent du jaune paille des paysages belges à des teintes rouges, plus foncées. Tandis que tout s’aggrave, Léo se rapproche de plus en plus du monde adulte. Il commence à travailler au champ, alors qu’il avait plus tôt l’alibi d’un après-midi auprès de Rémi. On le montre également comme un adulte alors qu’il apprend le hockey, un sport compétitif qui exige de la force physique, et lorsqu’il est confronté au deuil et doit apprivoiser la perte. Mais au-delà de tout, ce qu’il apprend, c’est à parler, à nommer. Ainsi, il n’est pas anodin qu’une des dernières scènes le fasse sortir de son mutisme alors qu’il va voir la mère de Rémi pour lui confier ce qu’il gardait en lui, soit la culpabilité d’être la cause du suicide de son fils.


:: Eden Dambrine (Léo) [Menuet Producties]

Close, en somme, parle de la transition du monde des sensations vers le monde du langage. À ce sujet, il faut souligner la qualité des deux jeunes interprètes, et particulièrement d’Eden Dambrine. Son visage solaire possède un magnétisme absolument irrésistible. Il joue presque uniquement avec ses yeux, qui ne clignent jamais, qui ont l’air de vouloir pénétrer, de mordre le sujet qu’il regarde. Son jeu naturaliste, tout en retenue, est bouleversant. La direction photo accompagne superbement ce jeu, en misant sur des jeux de lumières, alors qu’elle dessine le rayon sur un visage d’enfant comme pour le rendre un peu plus poétique.

On sort de Close avec le sentiment d’avoir regardé un film en deux parties, et c’est peut-être là son principal défaut. S’il y a une ambiguïté qui est latente dans la première partie et qui joue sur les non-dits et sur la suggestion, elle nous quitte au moment de la mort de Rémi. Ce revirement dramatique crée un bris, une rupture de ton, qui rend la deuxième partie plus monolithique, moins complexe. On en vient à se demander si c’était nécessaire, tant cela apparaît peu vraisemblable, voire artificiel, dans ce tout qui autrement mise beaucoup sur une facture naturaliste, du jeu à la direction photo. Or, cette invraisemblance de la mort de Rémi, qui arrive si rapidement sans qu’on ne l’ait vu arriver, vise peut-être encore ici à laisser des questions, à miser sur l’ambiguïté. Dhont ne prépare pas son spectateur, il est moins dans l’explication que dans la suggestion et c’est peut-être sa plus grande qualité. Enfin, si ce retournement déçoit parce qu’il met fin à la sensualité et au traitement tout en subtilité et en luminosité de la première partie, Close, en revanche, a la qualité de produire un « effet de réel », en dépeignant avec brio l’entrée, parfois brutale, dans le monde adulte, qui nous force à quitter la candeur des sensations pour pénétrer un univers discursif — un monde qui à la fois nous fige et nous libère.

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Critique publiée le 13 mars 2023.