DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Fable, The (2024)
Raam Reddy

Pas de fées sans lucioles

Par Laurence Perron

La famille de Dev habite et cultive une terre ayant été léguée à son grand-père par l’ancien gouvernement colonial britannique en remerciement de ses bons services. Sur ces hectares de verger luxuriant, Dev emploie des travailleurs qui effectuent les tâches de maintenance et de cueillette tandis qu’il s’exerce à voler. Vous avez bien lu : lorsqu’il n’est pas en train de blaguer tendrement avec ses deux enfants et sa femme, Dev fabrique des prototypes d’ailes humaines grâce auxquelles il peut surplomber la vallée  s’élevant alors aussi littéralement que métaphoriquement au-dessus des paysan·nes de la région.  La métaphore est claire, le filon icarien limpide… car Dev, à trop vouloir s’approcher du soleil, ne se brûlera peut-être pas les ailes, mais cela n’empêchera pas les sien·nes d’être victime de nombreux incendies. De nuit en nuit, ces derniers s’allument inexplicablement sur la propriété en dépit de la surveillance vigilante des employé·es, puis de la police, puis de l’armée… progressivement, les travailleur·euses sont suspendu·es, puis renvoyé·es, alors que la paranoïa isole Dev de son entourage  et, à son corps défendant, de la réalité. 

Le portrait de bon patron que Dev a minutieusement construit s’effrite rapidement face à cette adversité sans visage qui l’incite à lever les yeux sur les arrestations injustes et à multiplier les licenciements. Me revient à l’esprit Solibo Magnifique, un roman pseudo-policier du martiniquais Patrick Chamoiseau dans lequel la violence naît précisément des pressions et des refus de la police métropolitaine face à ce qui est par elle jugé inexplicable, irrationnel. Comme dans The Fable, la violence physique se mélange alors à la violence épistémique et sociale (déjà présente en sous-main dans les interactions entre la famille et les employé·es ou à travers le choix fait par les membres de la première de parler entre eux une langue coloniale plutôt que celle de la région). Ainsi la propension de Dev à faire appel aux appareils de violence étatique (salariat, police, armée) semble avoir pour effet la prolifération des feux plutôt que leur extinction. Or, bien avant cette multiplication, l’orangé des braises apparaissait à l’écran. Son irruption prend place lors d’une scène donnant à voir la petite famille réunie autour d’une flambée, le temps de quelques rires et d’une chanson. Si le feu est ici plus sécurisant que menaçant, qu’il réchauffe au lieu de consumer, n’empêche que le réalisateur a une manière particulièrement révélatrice de cadrer les plans poitrine successifs de ses quatre personnages. Le feu étant chaque fois situé entre l’acteur·rice et la caméra, il se superpose aux visages sereins et souriants des acteur·rices, et laisse voir le bout de ses flammes. Discret fusil de Tchékhov, ces pointes incandescentes figurent timidement dans le plan, mais elles donnent l’impression d’avoir déjà lentement commencé à gruger l’image par le bas. Si on récolte ce que l’on sème, cela ne concerne pas uniquement les fruits du verger, et il semble bien que les brasiers d’aujourd’hui (1989 dans le film, pour être précise) ont bourgeonné à partir de ces premiers germes souterrains.

Le terreau allégorique du nouvel opus de Raam Reddy est particulièrement touffu, et on pourrait rapidement le juger trop peu subtil, on-the-nose, si ce trait n’était pas annoncé dès le titre comme une particularité au fondement même du dispositif mis en place. La voix off, si elle en agace certain·es (moi, en tout cas), ne peut tout de même pas être imputée à la paresse narrative, car elle renforce considérablement l’appartenance du film à l’univers magique du conte (et il y aurait aussi beaucoup à dire sur le décalage qu’elle produit entre focalisation et voix narrative, puisque si Dev est au centre de l’intrigue, c’est le contremaître du verger qui assume cette parole  et qui obtient donc, d’une certaine manière, le dernier mot). Un récit fabuleux, en particulier, est enchâssé au cœur du long métrage. C’est d’abord la mère bourgeoise qui le raconte à son fils, mais il fera retour à la fin de l’histoire : venues d’ailleurs, des fées se seraient égarées sur terre il y a longtemps ; ayant oublié leur vraie nature, elle se sont installées, mais un jour viendra où de nouvelles fées viendront se rappeler à leur mémoire et réclamer le retour des premières dans leur monde d’origine.


[
Prspctvs Productions / Maxmedia]

L’allégorie est cette figure de style voulant qu’une chose tienne lieu pour une autre, plus abstraite; ici, les lucioles des campagnes incarnent les fées. Traversant ponctuellement l’écran, ce sont à elles qu’on nous suggère d’attribuer les flammèches à l’origine des feux. Mais dire cela, c’est encore pratiquement n’avoir rien dit : certes, le film renvoie à la forme de la fable, mais contrairement à elle, il ne délivre pas à proprement parler de morale fixe. Bien sûr, nous sommes encouragé·es (à raison) à lire la fable des fées comme un discours à mot couvert sur l’impérialisme  les colonisateurs seraient ces êtres venus d’ailleurs qui ont oublié qu’il n’appartiennent pas à ce monde, et les flammes sont là pour le leur rappeler et les inciter à partir. Mais la fée est-elle la fièvre ininterrompue de la violence historique, l’incandescence ravivée de la mémoire politique, l’embrasement de la colère des dominé·es? Voyant ces créatures luminescentes à l’écran, je ne peux m’empêcher de penser à l’interprétation que Georges Didi-Huberman oppose à celle d’Agamben sur la disparition des lucioles proclamée par Pasolini face à la lumière éclatante et aveuglante du néo-fascisme. Même s’ils sont en désaccord sur le sens à lui conférer, chacun de ces penseurs est d’accord pour dire que la luciole incarne cette survivance mineure, ce clignotement de la résistance aux forces oppressives qui demande une attention soutenue pour être observée, mais demeure néanmoins aussi tenace qu’elle est ténue. Je n’ai pas les clés (ou du moins, pas d’autres qu’occidentalocentrées) pour embrasser la complexité historique et géo-politique du récit de Raam Reddy, mais s’il y a bien une chose que son film nous rappelle en cette période particulièrement incandescente, c’est que tous les incendies ne se valent pas, qu’une terre brûlée n’est pas une phosphorescence, et que s’il n’y a pas de fumée sans feu, il n’y a pas, non plus, de fées sans lucioles.

Qui a lu Baldwin (The Fire Next Time, 1963) se souvient que le feu est une réponse à la colonialité du pouvoir et à l’obstination aveugle de ses représentant·es, incapables d’en reconnaître les effets continus. Ainsi, dans The Fable, le feu n’est pas seulement un réel fléau pour les récoltes, mais un symptôme de ce refus de comprendre la responsabilité des classes dirigeantes et leur complicité avec les institutions impériales. Son irruption est éruption : longtemps réprimé, il jaillit incontrôlablement, aussi difficile à éteindre qu’à localiser. Aussi la question manifeste du film, celle qui hante Dev  qui allume ces incendies ne trouvera pas de réponse parce qu’elle ne peut en avoir. Aucun individu spécifique n’embrase les champs, tout simplement car l’héritage colonial endosse très bien cette charge pyromane sans avoir besoin d’émissaire. Tout semble prêt à rappeler à Dev qu’on hérite pas seulement des terres de ses ancêtres, mais aussi des braises de révolte sur lesquelles le vent pourrait à tout moment venir souffler. 

 

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Critique publiée le 19 février 2024.