DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Fabelmans, The (2022)
Steven Spielberg

Abattre le quatrième mur

Par Claire Valade

Pour un cinéaste aux intentions habituellement si claires, au style si étincelant, The Fabelmans apparaît étrangement réservé au premier regard. C’est un film très curieux dans l’œuvre de Steven Spielberg. D’une certaine façon, malgré toutes nos attentes après le visionnement de la superbe bande-annonce et toute notre bonne disposition une fois confortablement assis dans la salle de cinéma, il s’avère que c’est un film qu’on ne sait pas trop comment aborder et qui nous accroche difficilement.

The Fabelmans déstabilise parce qu’il semble étonnamment classique et pondéré. On pourrait même dire — oserais-je !? — presque fade en surface. Les films de Spielberg sont souvent construits sur un crescendo narratif dans l’action, laquelle nous garde constamment sur le qui-vive. Et c’est vrai tant pour ses drames sérieux que ses blockbusters de genre. Il n’y a rien de tout ça dans The Fabelmans. Bien qu’il y ait des moments poignants parsemés tout au long de la structure narrative (très classique sur le plan de l’évolution du personnage principal, Sam, l’alter ego de Spielberg), le film n’est pas vraiment construit sur un axe voué à l’action concrète. Et même si toute la séquence d’ouverture est consacrée à un spectaculaire déraillement de train, le film offre peu de moments palpitants qui font monter notre adrénaline, sur le plan narratif, comme c’est le cas de la majorité de ses films. Et, malgré un certain penchant assumé pour le mélodramatique en lien avec le personnage de la mère, Mitzi, The Fabelmans est, dans l’ensemble, plutôt sage. À bien des égards, on ne sait pas vraiment de quelle façon s’en emparer, y pénétrer, le déchiffrer. De quel côté le prendre, quoi ! Plus encore, on n’arrive pas tout à fait non plus à savoir si on l’aime vraiment, durant le visionnement comme de retour à la maison. L’idée n’est pas tant qu’on ne l’aime pas, mais plutôt qu’on est saisi d’un étrange sentiment d’ambivalence au contact du film. Et pourtant…

Pourtant, il y a des choses dans ce film, des éléments, des moments, des images qui restent avec nous et qui nous hantent. Et c’est à travers ces moments, en y repensant, qu’on ne peut s’empêcher de se repasser le film dans sa tête pour réaliser qu’il est infiniment plus complexe et considérablement plus emballant qu’on aurait pu le penser au départ. Et que tout le film est construit méticuleusement pour capter et évoquer un certain état d’esprit plutôt que pour tracer un récit autobiographique linéaire traditionnel. Il y a de ça, oui, on nous raconte bien l’histoire d’une famille et celle-ci s’inspire de celle du réalisateur lui-même, bien sûr, mais ce qui prime d’abord et avant tout, c’est l’atmosphère et ces fameux moments, lesquels s’appuient tous deux sur l’évolution de deux personnages, la mère et le fils, et la place qu’occupe le père entre les deux. Cet état d’esprit d’incertitude et de flottement affectif constant que Spielberg cherche à capter, c’est celui de sa mère et, bien qu’il soit constamment remis en question par son père, celui de son propre amour du cinéma, lequel est intrinsèquement lié à sa mère et à la relation de celle-ci avec l’art. Ainsi, Spielberg (et son coscénariste Tony Kushner) a conçu un film qui ressemble bien peu à ce qu’il a fait auparavant, bien qu’il s’appuie sur une foule de références immédiatement reconnaissables à son œuvre et à sa biographie bien connues. Ce paradoxe du connu/inusité est peut-être ce qui rend le film si insaisissable au départ, mais c’est aussi ce qui le rend si différent et si intéressant.

Pour rendre cette atmosphère et cet état d’esprit, Spielberg s’appuie sur divers éléments, à commencer par le rythme, la palette de couleurs et la direction de la photographie. The Fabelmans est un film relativement lent, au sens où il est plutôt songeur dans le ton et la texture. Ses battements et son langage sont ceux de la nostalgie, non pas tant pour en faire un film nostalgique en soi, mais plutôt pour évoquer les tropes de la nostalgie, lesquels s’expriment à travers l’utilisation de la lumière et de la couleur. Tout le film est baigné d’une lumière vaporeuse, diffuse, et parcouru de lueurs parasites. Les fenêtres et les points lumineux en espaces extérieurs ombragés créent des zones de lumière surexposée qui débordent et qui inondent les personnages, les encadrant dans une sorte de halo opalescent. Les objets scintillent sous le soleil. En raison de ces effets, le film ne comporte aucune ligne, aucun contour particulièrement net, précis, défini. The Fabelmans est ainsi filmé comme une carte postale de ces quartiers du futur idéalisés des années 1950, ou comme une image en noir et blanc qui aurait été colorisée. Et tout cela développe une atmosphère qui donne l’impression d’un objet créé de toutes pièces, comme une boîte à mémoire, plutôt que d’un récit au fil narratif rectiligne et concret : un savant assemblage de souvenirs, quoi.

La palette de couleurs est aussi utilisée de façon suggestive pour créer cette représentation de la mémoire et de la nostalgie. Les teintes dominantes du film sont les bleus et les jaunes — les couleurs de la mère. Dans les trois résidences habitées par les Fabelmans, les bleus et les jaunes dominent, parce que ces maisons sont les univers de Mitzi. Même dans l’appartement propret et coincé du père, entrevu dans la dernière partie, le bleu et le jaune font aussi leur apparition — le premier dans la chemise de Sam, le second dans les rideaux —, tous deux évoquant l’absence de la mère et le trou béant qu’elle a laissé dans leur vie [1]. Oscillant entre les primaires franches et les pastels, la direction artistique s’appuie surtout sur des jaunes pâles et des bleus ciel. Ensemble, ils rappellent aussi la garde-robe de Mitzi. Séparément, les premiers rappellent la coupe au carré si parfaitement blonde de Mitzi, mais aussi les phares automobiles sous lesquels elle danse au camping ; les seconds, tout spécialement la lueur sortant du projecteur en action. La mère et l’art, Mitzi et le cinéma. C’est la raison pour laquelle le bleu en particulier migre vers Sam, l’héritier désigné du flair artistique de Mitzi dans la famille. Bien entendu, ça aide quand l’interprète de la mère est Michelle Williams, toujours impeccable de force dans la fragilité.


:: Michelle Williams (Mitzi Fabelman) [Amblin]

Dans la séquence d’ouverture du film (la première de deux séquences qui valent le détour à elles seules, tellement elles sont puissantes), c’est Mitzi qui donne le ton [2]. C’est à son instigation, et entraîné par son enthousiasme, que le jeune Sam (le jeune Steven) découvre le cinéma. Dans la noirceur de la salle pleine à craquer, le déraillement du train dans The Greatest Show on Earth (1952) de Cecil B. DeMille le cloue à son siège et change sa vie à jamais, la faisant dévier, comme ce train, du cours qu’elle aurait pu (qu’elle aurait dû ?) suivre. À la fois terrifié et émerveillé par la puissance de la scène, Sam comprend qu’il doit la recréer. La structure du scénario, minutieusement bâtie sur la dynamique créée entre la mère et le fils, se déploiera à partir d’ici dans une succession de moments clés subtilement imbriqués les uns dans les autres comme une suite de souvenirs enchaînés. Ainsi, cette première séquence se poursuit dans la nouvelle intervention de la mère de Sam auprès de lui, lorsqu’elle lui suggère d’utiliser la caméra de son père pour filmer son petit train électrique et, de cette façon, contrôler les événements et les apprivoiser [3]. Elle lui suggère aussi de le faire en catimini, laissant ainsi présager le secret bien plus lourd qu’elle partagera plus tard avec son fils. En découvrant le cinéma avec cette complicité maternelle, Sam découvre donc une façon de contrôler son univers : s’il peut diriger des objets, puis des personnes, alors il peut maîtriser ses émotions et le déroulement des choses [4]. Faire disparaître la peur de plonger dans la vie. Mais c’est sans compter la cachotterie entourant pour lui cette première manipulation de la caméra et du langage cinématographique, qui en viendra à teinter son rapport aux images qu’il tourne. Celles-ci finiront par le trahir lorsqu’il captera les gestes amoureux de son oncle Benny et de sa mère en camping, mais aussi la détresse fugitive de celle-ci cachée sous sa vivacité. La vie de Sam changera alors à nouveau de direction. S’il peut contrôler un plateau de tournage, il comprendra qu’il n’a aucun contrôle sur sa vie réelle — mais aussi qu’il peut quand même faire parler ses images à son gré s’il le souhaite. C’est la raison pour laquelle il monte son film de fin d’année du secondaire de façon à montrer ses persécuteurs sous un jour qui lui convient : il choisit de maîtriser ce qui lui arrive dans la vie réelle à travers les images qu’il capte sur pellicule.

Tous ces moments du film découlent de la première séquence : cet apprentissage du cinéma et de la confection d’un film. Passons maintenant rapidement en avant à la dernière séquence. La plus importante. Que nous dit Spielberg dans les derniers moments de The Fabelmans ? Qu’il n’est plus tout à fait en train d’apprendre comment faire du cinéma, mais plutôt comment y mettre du génie ! Au sortir de la rencontre de Sam avec John Ford, incontestable génie en effet (incarné dans un caméo irrésistible par le cinéaste David Lynch !), Sam et Steven en viennent à se confondre en un plan complètement incroyable et inattendu qui démontre hors de tout doute que Sam, comme Steven, a parfaitement absorbé ce que Ford lui a confié. Se faisant, Spielberg se révèle vraiment pour la première fois de façon tangible. Non pas comme personnage de The Fabelmans, ni même comme réalisateur du film au sens abstrait, caché derrière l’écran, mais bien littéralement en tant que personne concrète qui a tiré les ficelles de tout ce qu’on a vu jusque-là. Pour la première fois dans son œuvre, par un mouvement de caméra qui semble incongru parce que volontairement soudain et brusque, Spielberg révèle sa présence et son influence sur le film de façon aussi claire que s’il était carrément sorti de derrière la caméra pour saluer les spectateurs. Il dit : « C'est moi ! Je suis là. J'ai pris la décision de tourner ce plan de cette façon, avec ce cadre particulier et cette composition particulière. Et ce panoramique vers le haut en apparence maladroit (très appuyé, il est vrai) ? Il est volontaire. Il vous dit que j'ai compris la leçon de Ford. » Avec son horizon au milieu du cadre qui bouge tout à coup inopinément vers le bas du cadre, ce plan final du terrain du studio est peut-être le moment le plus intéressant de tout le film. Après avoir manipulé son public brillamment pendant des années pour en tirer des émotions extrêmes — de l’excitation, de la peur, de la joie, de la tristesse, de l’empathie —, mais toujours à partir d'un point de vue dissimulé, voilà que Spielberg sort maintenant au grand jour et abat le quatrième mur pour nous offrir ce tourbillon d'émotions en un seul et unique plan dominé par un panoramique vertical inopiné. Qui sait, c’est peut-être le plan le plus important de toute sa carrière. C’est certainement le plus inattendu, le plus surprenant, le plus réjouissant et le plus touchant.



[1] Sans compter que le bleu est aussi la couleur de la mélancolie, les disputes entre les parents par exemple étant filmées dans des tons bleu nuit/bleu gris.

[2] Il est vrai, bien sûr, que Paul Dano occupe aussi le pôle opposé de cette première scène. Avec son visage calme et bon, ses yeux doux et son regard compréhensif voilé de tristesse, il met comme sa partenaire féminine son talent considérable au service de son rôle, ce père trop cartésien, souvent dépassé par les élans extravagants de son épouse. Régulièrement sous-estimé pour son physique d’homme ordinaire, Dano en tire au contraire profit dans ce presque contre-emploi, donnant au père une présence effacée, discrète, mais soutenante, pour mieux laisser toute la place à la mère et sa flamboyance. Bref, même s’il est là, lui aussi, dans la première scène, c’est tout de même elle, Mitzi, qu’on remarque.

[3] Il est d’ailleurs intéressant de noter que, par l’angle dans lequel Spielberg place sa propre caméra (tout comme l’angle dans lequel Sam place sa Super 8 dans la scène) de façon à capter la locomotive fonçant vers l’avant de l’écran, le cinéphile tapi au fond de Spielberg-réalisateur ne peut s’empêcher d’évoquer la fameuse arrivée du train en gare de La Ciotat autant que les effets spéciaux de DeMille.

[4] Après cette expérience, Sam voit le monde autour de lui en termes de cadrages cinématographiques. Spielberg le démontre entre autres dans la formidable recréation de certains de ses films d’adolescent, mais surtout dans des tranches de la vie ordinaire ou des moments plus intimes, comme dans cette scène où Sam réalise avant tout le monde que sa grand-mère maternelle vient de rendre l’âme. Spielberg montre alors un plan serré des yeux de Sam, suivi d’un autre très gros plan de la veine qui arrête de pulser dans le cou de l’agonisante. Le point de vue cinématographique au quotidien de Sam ne saurait alors être plus clair.

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Critique publiée le 16 février 2023.