DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Personal Problems (1980)
Bill Gunn

De l’ambiguïté d’une vérité et de l’impossibilité d’un réalisme

Par Thomas Filteau

Avant même que je puisse déclarer que le film ait commencé, que je puisse distinguer la silhouette d’un récit, il semble que quelque chose pose problème, puisque l’image trébuche et saute, comme par interférence, alors qu’à l’intérieur de l’appareil s’enclenche la cassette vidéo et qu’une voix résonne derrière la caméra : « Ok, rolling! ». Assise devant un mur blanc, Johnnie Mae Brown (Vertamae Grosvenor) discute avec l’homme derrière le caméscope. Malgré la présence de la caméra, elle semble à l’aise, confortable, et le ton du dialogue est autant celui d’une entrevue que d’une conversation intime : Johnnie Mae parle de son emploi comme infirmière dans un hôpital de Harlem, de son enfance passée dans un champ de coton en Caroline du Sud, des poèmes qu’elle écrit dans les rares moments où le travail lui permet un instant de répit. Et je distingue que, dans le reflet de la télévision, l’œil dans lequel l’image tombe est le mien, celui d’un homme blanc qui ne correspond peut-être pas à celui de son interlocuteur derrière la caméra, mais à la tierce partie du spectateur, invisible et intruse. Et j’observe, dans ce face-à-face qui ouvre Personal Problems, que se développe un espace d’énonciation qui surpasse son apparence de procédé brechtien ou de simple brouillage des codes entre fiction et documentaire. Ici, Bill Gunn semble tracer le premier signe d’une exploration esthétique et discursive au sujet de la potentialité d’une énonciation subjective et, peut-être encore davantage, sur les modalités filmiques qui portent cette possibilité.

L’histoire de la création de Personal Problems est faite de sauts, de discontinuités. Quasi-invisible depuis sa sortie en 1980, la récente restauration du film, en 2018, semblait inespérée. Avant même la vidéo, c’est sous la forme d’une pièce radiophonique que Personal Problems voit le jour. Conçue en 1977 par Ishmael Reed comme un « meta soap opera » noir, elle proposait des rôles plus directement investis dans une réalité expérientielle que ce qui apparaissait dans l’espace stéréotypé, finalement marginalisant, des films de blaxploitation. Si c’est Bill Gunn (dont le Ganja & Hess [1973] avait obtenu une distribution remarquée quelques années plus tôt, gagnant le prix de la critique à Cannes) qui occupe le rôle de réalisateur dans l’adaptation cinématographique, le travail narratif est en grande partie collaboratif, dépendant de l’improvisation de ses acteur.ice.s. Son récit initial est simple : Johnnie Mae est mariée à Charles Brown et les deux parties du couple entretiennent des relations extraconjugales de façon plus ou moins dissimulée. Or la version filmique de Personal Problems conserve toujours un attachement fort aux codes et à l’esthétique du soap : en investissant son récit dans un régime narratif qui trouve sa source dans la succession de drames intimes et relationnels, le film emprunte rapidement la forme tentaculaire des narrations soap, se déployant dans un réseau de pistes scénaristiques à la manière d’un récit choral tout en conservant en son centre le personnage de Johnnie Mae.

Au cours des trois heures qui constituent Personal Problems, les quelques phrases que prononce Johnnie Mae lors de la scène d’ouverture, alors qu’on lui demande de quelle façon le travail à l’hôpital entretient un rapport avec sa vie personnelle, me revenaient comme en écho :

Well, when I leave work and go home, I need to, not just relax physically, but, of course everybody’s got their own personal problems. So you go home, you got the problems of home. And… if what has been happening at the hospital affects me so that… I mean, right now, in my own personal situation, I have a lot of problems. So… I’m … tense for a long time.




Décliné en deux parties distinctes, comme deux épisodes d’un récit sérialisé qui s’écrit au cours de sa production, Personal Problems retient du soap le potentiel d’une sérialisation qui permet (paradoxalement, et encore davantage ici que dans le soap classique) un processus de discontinuité narrative. Car à la chronologie incertaine de la première partie s’ajoute l’apparition inopinée de certains personnages, comme la fille de Johnnie Mae et Charles, dont l’apparition improbable, au début de la seconde partie, donne l’effet d’une surprise presque comique. Ce n’est donc pas une continuité, ou une apparente cohérence du récit qui sous-tend le travail de Gunn, mais dans l’usage d’une image vidéo se déploie, en contrepoint du drame intime, un mouvement vers ce que l’on appelle probablement à tort un « réalisme ». Cette image vidéo ne relève pas de son potentiel de plasticité. Elle réfère davantage à l’instantanéité du film de famille, dans lequel la supposée insouciance technique de l’outil motive la certitude d’une représentation fiable. L’image granuleuse, imparfaite, qui allonge dans le temps les mouvements des personnages, qui aplatit la profondeur du plan, supprime toute possibilité pour l’image cinématographique de se rapporter à l’œil humain. Mais la présence du caméscope, constamment réitérée par son effet qui dénaturalise l’image, donne l’impression d’un sujet totalement indépendant d’une préalable mise en scène. Alors, la médiation du réel ne semble se situer qu’uniquementdans sa captation, et non dans la manipulation d’un réel capté subséquemment.  Et le « Ok, rolling! » qui ouvrait le film devient comme l’annonce d’un direct, preuve supposée de l’existence d’une caméra qui se veut observatrice spontanée et qui nous laisse dans le mensonge d’un voyeurisme complice qui n’en est pas vraiment un.

Et je reviens encore une fois aux paroles de Johnnie Mae, à la possibilité ou l’impossibilité d’une existence personnelle, de ses « problèmes » propres : « So you go home, you got the problems of home », et il semble inadéquat de concevoir deux sphères strictement distinctes que sont d'une part le privé, l’intime et d’autre part le professionnel, le social, le politique. Ces deux espaces, évidemment, ne sont pas clos, disjoints, mais se rejoignent lorsque Gunn s’attarde aux gestes qui composent le travail domestique : Johnnie Mae, qui nettoie le plancher de la cuisine, qui prépare le déjeuner de son mari tout en se disputant avec lui. C’est elle, plus tôt, qui raconte aussi la jalousie qu’elle ressentait, enfant, en voyant sa mère, nounou pour des familles blanches, rentrer exténuée du travail domestique effectué chez d’autres. C’est Johnnie Mae, encore, qui, à la mort de son beau-père, reçoit les critiques de sa belle-sœur, l’accusant d’être à l’origine du décès puisqu’elle aurait négligé de s’assurer de l’assiduité de la prise de médicament du vieil homme. Comment, alors, ne pas y voir une extension du rôle de soin qu’elle occupe à l’hôpital? Comment penser un espace de la maison comme l’antre des problèmes « personnels » que suppose la forme même du soap opera, et non un lieu faussement dicté par le rôle d’une simple intimité ? Mais c’est peut-être le génie de Personal Problems que d’user de la forme populaire du soap pour en faire la critique de ses présupposés, tout en ayant la force de pointer une nécessité : qu’il ne faudrait non plus retirer toute représentation d’intimité (et donc de drames – ou de bonheurs – strictement personnels) qui puisse exister en parallèle du social.

S’implique alors une tactique discursive, une tentative de subtilisation du cadre narratif blanc hypercommercial du soap (après tout, la dénomination du genre provient de son financement par les entreprises de produits ménagers) et sa superposition à une mise en scène vidéo qui permet la supposition d’un réel. Cet amalgame stylistique, qui engendre un film à demi faux, apparaît comme le refus de négocier devant l’injonction d’une mise en image dite réaliste (car qu’est-ce que ce réelsinon l’acceptation présupposée par une majorité de ce que devrait avoir l’airl’objet de la représentation ?) qui se voudrait représentative d’une nécessité pour les créateur.ice.s racisé.e.s de manipuler l’attente irréalisable d’un discours découlant du collectif alors qu’une blancheur serait quant à elle à priori invisible, c’est-à-dire qu’elle aurait le privilège de n’avoir aucun poids significatif. « In this country, everybody practices ethnicity », disait Ishmael Reed avant une projection récente du film à Berkeley. « It’s only blacks who are required to be universal. » [1] Le passage d’un paradigme à l’autre, d’une vidéo-documentaire à un soap relationnel, personnel, s’attarde finalement à jouer d’une co-présence qui se donne le droit d’exister à la lisière de deux mouvements contradictoires. Et s’ensuit l’impossibilité de savoir, à chaque fois que débute une nouvelle scène, comment recalibrer cette vision que mène Personal Problems, avec la force de ne jamais la conclure.

 


 


[1] Johnson, G. Allen. 2019. « Ishmael Reed talks Bill Gunn, ‘Personal Problems’ and indie black cinema ». Datebook (7 mars). En ligne.

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Critique publiée le 30 juillet 2020.
 
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Panorama-cinéma Vol. 5 No. 21-22


BIOGRAPHIE

Thomas Filteau
est étudiant en littérature comparée. Présentement, il s’intéresse aux figures de la société secrète, particulièrement dans le cinéma de Jacques Rivette et aux représentations de la cécité en littérature.