Murmur débute par un portrait tout ce qu'il y a de plus banal : une femme que l'on voit de dos s'affaire à laver la vaisselle. On devine qu'elle se trouve chez elle par les détails qui parsèment le cadre, que ce soient la petite coupe de vin que l'on s'autorise les soirs de semaine, les modestes plantes bordant la fenêtre, les ustensiles de cuisine, la vaisselle dans l'égouttoir, les chiffons... Mais lorsque la femme aspire une bouffée de sa cigarette électronique, l'axe est renversé par un plan rapproché nous révélant son visage, qu'on découvre dédoublé, brouillé. Une impression de trouble s'installe pour se voir immédiatement confirmée par l'avidité avec laquelle Donna, la protagoniste, enfile les verres de vin, puis par sa première journée de travail dans un refuge pour animaux. Épinglée pour conduite en état d'ébriété, elle est condamnée à y accomplir sa peine de travaux communautaires.
Ce qui ne manque pas de frapper dans le premier long métrage de Heather Young, c'est l'austérité de tous les instants. Célibataire, sans ami∙e∙s ni passe-temps pour occuper ses temps libres, ignorée par sa fille unique qui refuse tout contact avec elle, Donna croupit dans la morosité d'un quotidien dénué de tout éclat, que le style cohérent et maîtrisé de la cinéaste reflète de manière étouffante. D'abord à travers la neutralité des tons, qui inhibe la chaleur des images par l'ubiquité des gris du béton et de l'acier du refuge pour animaux, de l'appartement de la sexagénaire et du ciel. Le film constitue une interminable journée de grisaille que la pétulance des couleurs vives, désaturées, ne parvient à illuminer ; au salon de manucure que fréquente Donna, unique plaisir qu'elle s'autorise, même l'étalage des vernis paraît terne et triste.
La profonde solitude qui domine son existence est quant à elle mise en évidence par le cadrage qui ne cesse de l'isoler, à la fois par rapport à son environnement et aux gens qu'elle côtoie. Ses interlocuteurs ne sont ainsi jamais présentés par le dynamisme du champ-contrechamp et lorsqu'elle interagit avec des figures d'autorité — la superviseure du refuge, son intervenant en dépendance, des médecins —, celles-ci n'apparaissent que rarement à l'écran. Relayée au hors-champ, leur présence se manifeste par le simple son de leur voix, comme si Donna ne méritait pas la chaleur de leur proximité. Elle se retrouve donc seule dans ces plans très longs qui détaillent ses tics, son regard éteint et l'atonie de ses réponses, signes de l'inconfort que lui font ressentir ces interactions sociales. Le malaise la poursuit même lorsqu'elle est seule : son corps est fréquemment relégué aux extrémités de plans stériles, composés d'une manière disgracieuse que le format de l'image en 4/3 rend suffoquant, réprimant l'étendue d’un horizon émancipateur. C'est sans parler de l'absence de tout mouvement de caméra et de trame sonore. L'existence de Donna est d'une telle fadeur que les clapotis de la serpillère, les gargouillis de la cigarette électronique et les glouglous du vin ne parviennent à étouffer l'acouphène ambiant. Sans complaisance, par une panoplie de procédés filmiques cohérente et maîtrisée, Murmur réussit à faire comprendre comment l'alcoolisme peut apparaître comme une solution à la mélancolie.
L'adéquation entre le malheur de Donna et celui des animaux du refuge où elle travaille ne tarde également pas à s'imposer. Délaissés, confinés et destinés à un avenir peu reluisant, les chiens et chats que côtoie la protagoniste lui ressemblent sous plus d'un aspect. C'est donc sans surprise que le premier sourire qu'on la voit esquisser survienne lors d'une étreinte avec une jeune chatte, qu'elle s'autorise à sortir d'une cage, et que l'événement chamboulant l'ordre des choses soit la rencontre de Donna avec Charlie. Doté d'une langue pendant mollement hors de sa gueule et de longs poils emmêlés, le petit chien que la vieillesse et les nombreux problèmes médicaux vouent à l'euthanasie bouleverse la femme, qui le ramène chez elle un soir, en catimini. C'est le coup de foudre et elle décide de l'adopter en dépit des complications qu'elle devra relever : elle sent qu'ils se comprennent, qu'un lien existe entre eux. Les choses s'améliorent rapidement pour Donna, qui cesse sa consommation d'alcool pour se consacrer entièrement au bien-être de Charlie. La candeur des petites attentions qu'elle lui porte révèle chez elle une nouvelle vigueur démontrant l'impact que peuvent avoir les animaux sur les humains, un sujet approfondi par Heather Young, qui l'avait précédemment abordé dans ses courts métrages Milk (2017) et Howard & Jean (2014). Un autre thème cher à la cinéaste commence alors à s'installer : les revers de la maternité. Nourri par la personnalité addictive et l'instinct maternel inassouvi de Donna, le contentement que lui procure sa relation avec Charlie finit par se muer en compulsion et la femme adopte un chat, puis un hamster et un autre chien. Les scènes lors desquelles elle interagit avec des nouveau-nés du refuge, observe avec émotion l'échographie d'une chienne enceinte et assiste à la mise à bas d'une autre, sont autant de confrontations à sa propre infertilité qui viennent s'intercaler entre ces autres scènes où elle fabrique des couches à son favori, cherche de nouveaux animaux à adopter sur Internet et accueille des bêtes supplémentaires. Ses tentatives de reprendre contact avec sa fille se soldent par des échecs répétés, mais sa ménagerie est là pour elle. Bientôt, les adoptions se font si nombreuses qu'elles ne sont même plus intégrées au tissu filmique : des animaux apparaissent simplement au fil des scènes, envahissant l'appartement désormais insalubre de Donna, qui a perdu le contrôle.
Par ses vaines tentatives de retrouver le rôle de mère qu'elle occupait avant que sa fille ne la renie, la protagoniste révèle son incapacité de trouver en elle-même un sens à sa vie. Le vide que la parentalité ne permet plus de combler reste béant et la perspective de la mort, que son âge et sa mauvaise santé rapprochent, se profile sous la forme des carcasses d'animaux à incinérer. En n'épargnant pas Donna des conséquences de son irresponsabilité, qui l'amène à négliger ses animaux trop nombreux et que la fin du film punit, Heather Young préserve sa fierté en évitant de l'infantiliser. Le regard qu'elle porte sur son personnage se veut ainsi réaliste et empreint d'humilité, présentant les troubles d'addiction et de compulsion avec l'objectivité d'une cinéaste humaniste et pleine de talent qui soutient que l'être humain est digne même quand il est faillible.
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