Par une soirée pluvieuse, dans un quartier déserté de Détroit, une jeune femme arrive à son Airbnb et le découvre déjà occupé par un autre homme. Qui est-il ? Pourquoi est-il là ? Est-ce une simple erreur administrative ? Pourquoi semble-t-il vouloir cacher les informations de sa location ? Sa gentillesse est-elle feinte, ou se montre-t-il simplement maladroit et gêné par cette situation des plus embarrassantes ? Y a-t-il réellement une convention médicale en ville qui occupe tous les hôtels ? Les questions se multiplient, le malaise grandit, la méfiance s’amplifie... En quelques minutes, Barbarian déploie avec minutie sa prémisse de cauchemar pour voyageurs en faisant naître un nouveau doute à chaque plan. La mise en scène nous place adroitement dans la position de cette femme, Tess (Georgina Campbell), en prenant le temps de nous ancrer dans une situation plausible, de nous faire partager son désarroi, sa frustration et son inquiétude.
Puis, peu à peu, le film creuse son mystère, il y a toujours quelque chose de plus à découvrir, et il y a peut-être plus dangereux que Keith (Bill Skarsgård), son compagnon imposé. Nous nous enfonçons ainsi avec Tess dans l’inconnu — puis, vers la mi-temps, coup de théâtre, et subitement nous sommes... ailleurs. Il est difficile d’en dire plus sans gâcher l’expérience de Barbarian, qui repose largement sur l’inattendu, les tours et les détours d’un scénario qui se permet une belle liberté de structure et de ton. Mais de telles ruptures sont difficiles à maîtriser, et Zach Gregger n’y parvient pas tout à fait : cette première partie, prenante, emplie de trous noirs à explorer, de secrets enfouis dans d’autres secrets, est beaucoup plus réussie que la suite, s’amusant, elle, à nous déstabiliser plus qu’à nous amener vers l’inconnu. Le scénario change alors de stratégie pour nous surprendre, en nous projetant dans de nouvelles directions, mais une certaine impression de surplace s’installe malgré tout, et Barbarian finit par laisser tomber ses promesses : il n’y a plus rien de neuf à découvrir, il faut plutôt expliquer et se tourner vers l’action.
Contrairement au Malignant (2021) de James Wan, auquel on l’a beaucoup comparé, Barbarian est à son meilleur lorsqu’il est à son plus classique, son tournant vers le grotesque et l’excès étant tempéré par un scénario qui ne nous laisse pas oublier son intelligence et son ambition narrative. De même, l’éclatement formel est contrebalancé par la cohérence thématique, et le mauvais goût justifié par un discours sur la couardise, la violence et l’aveuglement de ces hommes incapables de voir plus loin que leurs propres désirs. Des qualités, direz-vous, mais le tout manque cruellement d’autodérision, d’une conscience de son propre ridicule, là où Malignant carburait entièrement sur ces sentiments, ce qui lui permettait d’embrasser avec malice sa pure insignifiance, tranchant radicalement avec le « sérieux » revendiqué par un large pan du cinéma d’horreur contemporain.
Barbarian se compare plus fructueusement au cinéma de Tobe Hooper, duquel il se réclame dans sa manière de déterrer la fange sur laquelle moisit la société américaine. Quand Cregger renvoie explicitement aux années 1980 et au reaganisme, il utilise cette époque comme Hooper utilisait les années 1950 : comme le berceau du Mal, le lieu de naissance d’une gangrène qui pourrit dorénavant l’Amérique de l’intérieur. C’est là où Barbarian se fait le plus incisif, car nous savons bien à quel point cette décennie est présentement sujette à une nostalgie cinéphile apparemment inépuisable, même si les objets adulés sont souvent pour le moins « problématiques » (le sexisme dégoulinant d’un Ghostbusters [1984] demeure le cas le plus exemplaire). Or, Cregger lie franchement son portrait de la masculinité à cette décennie, et à l’instar d’Hooper, établit une sorte de généalogie monstrueuse qui débouche sur les horreurs d’aujourd’hui.
La structure du film prend alors tout son sens : dans la première partie, les hommes sont une menace incertaine mais permanente (non seulement Keith, mais aussi l’ex de Tess, qui semble la harceler), le cauchemar, fondé sur l’incertitude, correspondant à l’expérience de Tess ; dans la seconde, on introduit A.J. (Justin Long), un salaud de la pire espèce, un acteur accusé d’agression sexuelle (il s’en défend, mais on comprendra vite que c’est parce qu’il ignore tout de la notion de consentement), le film jouant alors de la caricature, nous maintenant à distance du personnage par un humour exposant sa vanité et son narcissisme. Pour confronter A.J. à ses actions, l’horreur se fait plus frontale, elle s’ancre dans la monstration grotesque, pour aboutir sur cette morale que l’on connait bien : le barbare, le monstre, ne se distingue pas à son apparence physique.
Cette réactualisation du cinéma d’Hooper est finalement ce qui surprend le plus dans Barbarian, car de tous les cinéastes d’horreur américains incontournables (avec John Carpenter, George A. Romero et Wes Craven, dont le People Under the Stairs [1991] est ici une autre influence évidente), il est de loin celui qui demeure le plus négligé tant on le réduit à un seul film (Texas Chainsaw Massacre, 1974). Mais c’est aussi cette filiation qui déçoit, tant on aurait aimé que Cregger pousse encore plus loin sa caricature et ses quelques séquences de gore (la fin, notamment, aurait gagné à être beaucoup plus sauvage) — tant on aurait aimé qu’il soit aussi radical que son prédécesseur. Surtout que le monde actuel est plus terrifiant que celui d’hier, et qu’il mérite d’être imaginé à travers des images plus horribles. Cette déception tient finalement aux attentes que créent le film avec tant (trop ?) d’habileté, jusqu’à des répliques qui promettent beaucoup mais ne débouchent sur presque rien, notamment celle d’un personnage secondaire qui nous prévient qu’il y a encore pire que ce que nous avons déjà rencontré à ce point, ce à quoi le film répond avec une ambiguïté un peu lâche. C’est à se demander si le troisième acte n’a pas été réécrit en cours de route pour l’adoucir, pour ramener l’ensemble vers une finale plus conventionnelle. Nous sommes alors bien loin d’Hooper, lui qui, bien au-delà de son chef-d’œuvre reconnu, est passé maître dans la descente progressive vers un cauchemar toujours plus décadent, auquel il est impossible d’échapper (parce que nous découvrons que nous y habitons déjà sans le savoir).
Cela dit, Barbarian renoue avec un type d’horreur pratiquement inexistant dans le cinéma grand public d’aujourd’hui, généralement trop sage, trop préoccupé par le discours, au détriment de la peur et du choc des images. Malgré la part de déception, l’expérience demeure réjouissante, surtout pour cette première partie des plus réussies, mais on a surtout hâte de voir si Cregger, la prochaine fois, osera mettre en scène la barbarie de façon vraiment barbare.
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