Moi qui ai servi le roi d'Angleterre (2006)
Jiří Menzel
Héritier de sa propre vague
Par
Mathieu Li-Goyette
Lorsque Jirí Menzel décida il y a plus de 40 ans de résister à la botte communiste, le cinéma perdit (et je pèse mes mots) un de ses plus grands créateurs. Ardents protestataires de l’occupation soviétique en Tchécoslovaquie, Menzel, Forman, Chytilová, Nemec, autant d'autres du côté de l’écriture par l’apport de Kundera et Hrabal étaient le fer de lance d’une résistance artistique qui allait marquer les citoyens de son époque: un des premiers vrais cinéma nationaux. Il aura entre-temps fallu 40 ans à l’auteur de Trains étroitement surveillés pour revenir fouler les plate-bandes cinéphiliques après avoir remporté l'Oscar du meilleur film étranger il y plus de 40 ans. Un été capricieux (1968), Mon cher petit village (1985) et Larks on a String (1990) étant peut-être les seuls rares films (bien qu'inaperçus) qu’on eut l’occasion de se mettre sous la dent depuis lors, le maître tchèque chez qui l’ombre de Forman (Vol au-dessus d’un nid de coucou, Amadeus, Valmont, Larry Flynt, Goya's Ghosts en plus de ses films européen Les Amours d’une blonde et particulièrement Au feu! Les Pompiers) ne cessa jamais de peser lourd propose avec son tout dernier opus le rêve éveillé d’un personnage charmeur pour qui la vie rocambolesque ne se retrace plus qu’à coup d’idylles amoureuses et de courts instants de gloire. Spécialité de Menzel si elle est sa plus importante, la collision entre baroque cinématographique et univers littéraire produit, une fois de plus, avec Moi qui ai servi le roi d'Angleterre, un joyau important récapitulant une carrière dilatée dans l’espace et rythmée à la cadence des renversements de gouvernements.
C'est entre 1930 et 1960 que se déroule alors les racontars de Jan Dîte, ancien serveur devenu vieil ermite d'une forêt sans nom de Tchécoslovaquie. Questionné par une jolie femme dans la fleur de l'âge, le vieux Dîte (en vieux malicieux, on se le dira) n'hésite pas pour lui faire part de ses exploits de jeunesse; celui qui a servi le roi d'Angleterre jadis se voit enfin demander de raconter l'histoire émouvante qui entoura son ascension à une gloire de servitude, une fierté tout à fait ancillaire. Des premiers bars aux derniers manoirs nazis, de son patelin natal aux territoires soviétiques annexés, la vie de Dîte est déclinée autour d'une avidité à l'argent et à ses bienfaits sous un comique bien de chez Bohumil Hrabal, auteur du roman homonyme au film de Menzel. S'imaginant sous une pluie de billets verts, le parcours du serveur se fait petit aux côtés des grandes figures qu'il côtoiera, étiré en quelque sorte entre la suprématie fasciste et la domination soviétique qui suivra: l'important, c'est qu'il soit gouverné par ce « roi d'Angleterre », allégorie d'un pouvoir tout en répétition. Mené à servir tout au long de sa carrière, certains événements historiques viendront déplacer les perspectives de Dîte au plus grand plaisir du spectateur (retour à son premier employeur, nouvel emploi l'entourant de femmes nues, festins gargantuesques, etc.). Généreux de raconter une histoire idéalisée où l'argent accompagne les femmes, le vin et la prestance, les souvenirs semblent bien utopiques en comparaison avec le présent morne de l'homme âgé quand, lors d'une dernière séquence, ceux-ci s'alignent tous devant lui dans une salle de miroirs où enfin il aura droit à une récapitulation de ses moments de gloire.
En fait, Menzel ne raconte pas tant l'histoire des faits qui ont rendu un homme heureux que l'histoire des faits qu'il a omis de nous faire parvenir. Que son discours soit réel ou non, logique ou bricolé, l'importance de ce vieillard posé devant un passé tout en rose pose un problème de confiance entre le narrateur et son audience. Grande fable baroque, des instants rappellent l'oublié Mack Sennett et ses Bathing Beauties (sorte de bande de femmes en maillot de bain évoquant le sex-appeal taquin d'autrefois), les envolées lyriques d'une caméra souvent trop bonace pointe vers une touche d'ironie, un humour noir doté d'une écho lointain à Trains étroitement surveillés. En fait, le grand charme du héros menzelien a souvent été (et l'est définitivement encore ici) celui d'un personnage qui se regarde se raconter, d'un sujet qui prend plaisir à analyser l'image qu'il regarde de sa propre personne. Le cinéaste tchèque se voit alors comblé de la tâche d'être le gardien du réel entre sa création et la progéniture de celui-ci; sorte de parabole cervantesque d'un vieil homme prisonnier des lubies de son siècle et en quête de s'inscrire indubitablement à l'intérieur d'elles. Dans une sorte de dialogue dépositaire d'un héritage tout à fait singulier, la satire contre l'argent, le pouvoir, le sexe désabusé servie par Menzel tend à une étonnante adaptation à son époque contemporaine, utilisant au passage les techniques d'imagerie numérique pour rehausser la facture visuelle d'une réalisation qui n'a pas encore perdu de sa poésie tout anecdotique, soutenue encore ici par une utilisation propice d'un patrimoine musical fort évocateur.
Plus universel, définitivement moins prétentieux, plus raffiné qu'un Forrest Gump aux anachronismes forcés, le périple de Dîte fait figure de métaphore à la condition tchèque, à la grande question « qu'est-ce qu'être » tchécoslovaque que Menzel s'est toujours posée. Du récit de maturité qu'il proposait dans Trains, du détournement féérique de l'Été capricieux qui faisait figure imagée de suite lugubre au Printemps de Prague jusqu'au Cher petit village qui dénonçait l'apport d'un certain gouvernement totalitaire auprès des gens de la communauté rurale traditionnelle, le cinéaste semble être enfin parvenu au bout d'un chemin bien sinueux sur l'identité nationale de son pays maintenant éclaté. Non plus comme un jeune artiste défiant les tabous, mais comme cet aîné Dîte cloué dans un présent sans fantaisie, Menzel regarde visiblement avec amertume les services rendus par son pays naïf aux mains des puissances dominantes de l'Europe. N'atteignant peut-être pas l'originalité des précédents films du cinéaste, ce petit dernier a le bon jeu d'être le plus représentatif de sa carrière, d'être une synthèse, peut-être un champ du cygne, de celle-ci. Né à la même époque que l'autre géant tchèque Forman ayant signé la même année un Goya's Ghosts qui a malheureusement passé inaperçu, l'on est en droit de se demander au crépuscule de deux carrières au combat identique, mais aux tactiques différentes, lequel des deux s'y sera pris avec le plus de perspicacité au final. L'un d'une ardeur de plus en plus éloignée, mais à l'oeuvre riche en thématiques, l'autre d'un discours trop rarement entendu pour ne pas l'être de façon onéreuse lorsque permise à travers quelques rares films, le statut de la Tchécoslovaquie, bien que réglé depuis 1989 semble encore avoir une lutte à finir au cinéma. Dans un cinéma qui, au moins chez Menzel, n'a encore rien perdu de ce qui le définissait jadis: un cinéma de bon vivant faussement inoffensif.
Critique publiée le 2 janvier 2009.