DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Cher Jackie (2021)
Henri Pardo

Chronique d'une autarcie forcée

Par Olivier Thibodeau

Pour son premier long métrage en tant que réalisateur, le comédien Henri Pardo crée un survol sensible, exhaustif et touchant de l’histoire des Noirs à Montréal, s’intéressant particulièrement aux habitants de la Petite-Bourgogne, dont il narre avec lucidité le récit tragique et inspirant d’autarcie forcée. Prenant la forme d’une lettre écrite au célèbre Jackie Robinson, à qui l’auteur s’adresse comme un frère dans sa lutte contre l’apartheid, le scénario du film envisage le legs du baseballeur comme une bénédiction mitigée, spécialement dans la récupération indue de celui-ci comme symbole d’un multiculturalisme canadien « post-racial ». Produit en association avec le documentary Channel de la CBC, l’œuvre n’innove en rien d’un point de vue technique, proposant un amalgame usité d’images d’archives, d’entrevues et de narration en voix off. Il bénéficie pourtant d’intervenant·e·s pittoresques, d’une superbe photographie, d’un montage adroit et d’un discours politique pertinent, si bien qu’il parvient quand même à nous absorber corps et âme.

Œuvre claire-obscure, tiraillée entre le magnétisme lumineux des habitants du quartier et le triste spectacle des cicatrices infligées par le racisme institutionnel, Pardo privilégie finalement l’optimisme, mais il le fait en célébrant une forme de communautarisme presque désespéré, essentiel pour résister aux assauts des forces ségrégationnistes. Il organise ainsi son propos de manière dialectique, opposant la logique solidaire des sujets à la puissance séparatrice des institutions blanches. Bénéficiant d’un arsenal d’images assez vaste et varié, parfois virtuose —les plans de drones sont utilisés avec une grande poésie —le film cadre les citoyens et leur quartier avec une douceur et une perspicacité infinies, s’attardant à décrire les hauts lieux de partage et d’entraide où se réunissent les gens (l’église Union United notamment, puis, plus tard, l’ex-NCC). Il capture en somme l’union dans la désunion, c’est-à-dire la résilience historique des Noirs face à l’adversité, comme dans cette scène déchirante et magnifique où toute la communauté conglomère pour les obsèques d’un jeune homme abattu dans la rue, ignoré par les enquêteurs de police, mais vivement remémoré par ses voisin·e·s.

En contrepartie de cette auscultation du bien, comme pour prouver sa genèse douloureuse, le film s’attarde simultanément aux assauts perpétrés contre le voisinage par les puissances obscures affiliées aux institutions blanches. Conçue historiquement comme un ghetto, la Petite-Bourgogne était, à l’époque de Robinson, le seul quartier où les Noirs pouvaient se loger à Montréal, à la suite d’une entente entre les propriétaires immobiliers de la ville. C’est là que les bagagistes de trains, les « George » et leurs familles furent forcés de s’installer durant le siècle dernier. Tout le quartier est donc originalement le produit du racisme, devenant par inférence la victime toute désignée de ce racisme. Aidé d’images troublantes, glanées pour la plupart dans les médias officiels, Pardo et son équipe retracent ainsi deux axes de répression principaux : les violences policières d’abord, incarnées par des ripoux notoires aux surnoms colorés tels que « Dirty Harry » ou « Batman et Robin » ainsi que des reportages d’époque sur les perquisitions illégales du SPCUM, puis la destruction partielle du quartier commise au moment de la construction de l’autoroute Ville-Marie. Double symbole d’ostracisme pour les Noirs, pour qui les progrès du transport automobile signifiaient moins de boulot dans le domaine ferroviaire, mais aussi l’expropriation de leurs domiciles familiaux, l’échafaudage de la 720 fut une façon pour la ville de couper leurs racines.

Bénéficiant d’un montage fluide et habile qui nous fait voyager subrepticement entre les décennies, Cher Jackie s’intéresse beaucoup à la question des racines afro-québécoises fixées en Petite-Bourgogne. Usant d’images d’archives, dont il dynamise la mise en scène à l’aide de travellings langoureux à la Colin Low, Pardo trace une ligne généalogique épaisse entre les anciennes générations et les nouvelles, entre l’irrésistible Ivan, ex-professeur de chimie, et l’adorable petite Jaz’Marie, entre l’iconique Ronald Jones, vedette de Golden Gloves (1961) et sa fille Beverly. Il brosse en somme le portrait d’une terre noire en terre blanche, un village d’irréductibles en quelque sorte, qui résiste depuis un siècle aux forces constabulaires méprisables qui patrouillent le quartier et aux apôtres fanatiques de « la sphatte ». Cette perspective historique nous permet aussi malheureusement de constater que plus ça change, plus c’est pareil… Sans aborder directement le problème d’embourgeoisement qui menace aujourd’hui l’endroit, il démontre cependant la pérennité de la violence policière, cristallisée dans le bras cicatrisé et rempli de métal d’une jeune femme, victime d’une bavure des « agents de la paix ». Même au 21e siècle, on continue de casser les bras des Noirs à Montréal, et c’est pour cela que Pardo refuse la récupération du récit de Robinson comme preuve d’une société « post-raciale ». On continue de casser leurs bras, mais les habitants du quartier persistent à prôner la non-violence, immisçant dans leur posture une dialectique supplémentaire, celle du pacifisme idéologique opposé au bellicisme pragmatique d’une société supposée démocratique.

Fidèle héritier du documentaire onéfien des années 60, le film trouve ses assises dans l’intimisme et le caractère social des œuvres produites par l’équipe française de l’époque. Se référant explicitement au Golden Gloves de Gilles Groulx, dont il poursuit le récit de Ronald Jones, célèbre boxeur du film, domicilié toujours au même endroit et dont le témoignage s’enorgueillit du poids simultané de notre histoire sociale et cinématographique, Cher Jackie évoque aussi de manière implicite le P’tite Bourgogne (1968) de Maurice Balbulian, dont il emprunte quelques séquences de démolition. Or, si celle-ci constitue également une œuvre collectiviste, où on assiste à la formation d’un regroupement de citoyens opposé aux expropriations, elle ignore largement la question noire. Il y a bien Roy Croxen pour nous y chanter le blues, et quelques références à une certaine Madame Green, « dame de couleur » ayant perdu sa maison, mais rien qui puisse indiquer un problème ethnique spécifique. Jusqu’à aujourd’hui, où notre ville nous est finalement contée par ceux et celles qui l’ont véritablement souffert et qui, sortis de l’ombre, nous montrent la voie vers la lumière.

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Critique publiée le 17 juin 2022.