DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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9 (2009)
Shane Acker

L'apocalypse enseignée aux enfants

Par Mathieu Li-Goyette

« Déconseillé aux jeunes enfants ». On fait régulièrement état du fait que le cinéma d'animation grand public vise une certaine maturité. En partie depuis que le studio Disney semble à court de solutions, en partie aussi depuis que l'animation par images de synthèse telle que popularisée par les expériences de Pixar et de Robert Zemeckis ont fait valoir la réalisation d'un réalisme à même le dessin animé (en écartant ici les percées considérables venant d'autres pays - le Japon en tête de liste, vous vous en doutez bien). Bref, cette perte d'innocence, ce gain de cruauté envers les pixels et l'essor d'un renouveau tiennent à l'anthropomorphisation des figures animales ou inanimées devenue accessoire à une mise en scène plus étoffée. À la fois porteuse d'un discours se détachant aisément de la morale enfantine, l’animation semble s'être donnée l'espace pour dépasser les possibilités expressives que le cinéma de prises de vue réelles l'avait restreinte à conserver timidement. En 2005, peu de gens auraient cru le jeune cinéaste Shane Acker (à savoir qu'il était des sélectionnés pour le meilleur court métrage d'animation à la soirée des Oscars) capable d’être repêché par le talent créatif de Tim Burton et Timur Bekmambetov et, par le fait même, de se voir accorder la chance de porter au grand écran son projet de diplômé de la UCLA (University of California, Los Angeles). Présentant un monde postapocalyptique drôlement dépeuplé, Acker donnait vie à de petites poupées de tissu vidées de l'intérieur luttant contre la carcasse osseuse d'un chien robotisé. L'enjeu : la survie et la récupération d'un puissant artéfact en mesure de libérer l'âme des huit autres compagnons de notre dernier modèle en tête de liste, 9.

À mi-chemin entre la légende du golem et celle de l'univers d'Asimov, le 9 de Shane Acker possède la prémisse d'une grande oeuvre de cinéma. À la fois par son jeu sinistre des peurs élémentaires de l'homme, mais aussi grâce au portrait futuriste qu'il offre d'un monde dominé par les machines. De cette curieuse phobie contemporaine, 9 vient articuler un discours intelligible sur le mythe prométhéen de la création, de la perte de l'âme et des conséquences d'une volonté de pouvoir dépassant les illusions de grandeur humaines. Dérobé de son invention suprême, un scientifique est forcé de diviser son âme en neuf parties uniques et de les insuffler à l’intérieur de ces petites poupées qui devront, une fois qu'elles auront compris le rôle qu'elles ont à jouer, combattre le cerveau robotique qui a anéanti la race des petits personnages bruns. Chargé en péripéties, 9 présente cependant des problèmes évidents dans la finition de son scénario et dans la gestion d'un espace virtuel auquel il manque la maîtrise d'un cinéaste-monteur; qualité essentielle dans le domaine de l'animation où l'exactitude des plans et de leur durée s'avère primordiale au travail des animateurs. D'un endroit à l'autre, une discontinuité spatiotemporelle nuit énormément au cheminement du récit. Là où tout semble contenu autour du même pâté de maisons, les événements hasardeux et les rebondissements se suivent de façon injustifiée, la prise de conscience du rôle de notre héros dans cet univers déglingué penche invariablement vers des situations aléatoires qui rappellent la structure épisodique tout en répétition d'un jeu vidéo linéaire. Pouvoir après habileté, savoir après connaissance, le crescendo de 9 est simplement précipité et sans halte aucune pour la durée (un temps pour la réflexion) ou l'aparté (un temps pour l'humour). Quand le cinéaste s'y attarde, l'effet est bâclé, accessoire à un récit devenant rapidement trop classique.

Pourtant, Acker démontre un talent indéniable d'iconoclaste dans le domaine de l'animation. Par son plaisir à faire pénétrer ses personnages dans des lieux lugubres dépouillés de toute vie, son premier long métrage présente la bien noble ambition de parvenir à une abstraction du concept d'« âme » par lequel le cinéma d'animation s'est souvent fait fustiger. Ses petits êtres s'ouvrent à ciel ouvert, leur corps vide se dérobe sous les attaches qui séparent leur intérieur « néant » d'un extérieur « objet » où toute âme a été éradiquée par une atroce catastrophe. Saint des Saints de l'esprit du scientifique, l'anatomie des poupées de chanvre joue sur une corde sensible de la spécificité humanoïde et de son existence même. À savoir que les protagonistes de 9 sont des objets morts-vivants eux-mêmes terrifiants (créations de l'homme) dans leur composition qui tentent d'échapper à des créatures d'apparences humaines ou animales (créations de la machine) - un chien robotique effrayant ou un curieux serpent à mi-chemin entre le naga mythologique et le vagina dentata, talon d’Achille de l’orgueil de l’aventurier. Quand vient le temps d'approcher le spectateur mâle et son éventail plutôt restreignant de peurs primaires, certains moments culminent dans une angoisse étonnamment efficace. Plongé dans ces ténèbres, c'est au cinéphile que reviendra la décision de permettre une telle prétention iconographique aussitôt suivie d'un dénouement des plus banals et enfantins rejetant alors l'hypothèse d'un film réellement mature. Jouant aussi sur les techniques de retardement du suspense, le cinéaste démontre l'ambition d'effrayer l'homme et sa cupidité par ses propres créatures du futur alors que sa sagesse, minuscule et sans défense, doit errer dans les décombres de l'humanité. Si le concept de son univers dément lui convient, la fin moralisatrice aux airs animistes et bêtement créationnistes apposée aux fragments de l'âme écarte la possibilité d'un épilogue un tant soit peu convenable.

Puisqu'une fois rassemblés, leurs esprits s'éparpillent dans les nuages et retombent sur terre comme des gouttelettes de pluie, Acker ouvre à la fois une voie pour la suite à ses premiers pas dans le domaine du long métrage d'animation tout en inscrivant finalement son film dans le registre magique qu'il n'avait pourtant jamais abordé précédemment. Servi par une vision simpliste et classique de la science-fiction, il y a un manque à gagner entre les machines miniaturisées des petits héros (en plus de la précision de leurs installations, des monstres mécaniques combattus, etc.) et cet aspect presque non avoué de l'alchimie - science occulte des plus païennes - faisant soudainement basculer le travail du brillant scientifique dans celui de la légende faustienne de la quête du savoir et des sacrifices qui s'en suivront. Évidemment articulé autour de puissantes figures, 9 ne retient pourtant le souffle tragique d'aucunes en se contentant d'appliquer à sa narration des mécanismes primaires peu influencés par l'inventivité visuelle du créateur. Vite rabaissé par un scénario souvent douloureux et se rapprochant dangereusement des fréquentes banalisations que l’on se permet chez Disney depuis son déclin créatif, il est trop peu trop tard pour cet univers original et ses visées épiques. Peu développé, stéréotypé sans la distance du discours moderne de la relecture (ou toute autre prétention où l'on décèlerait un détournement au récit présenté), 9 lance des pistes qu'il ne résout jamais tout en s'éloignant progressivement des premières attentes que sa brillante introduction proposait. Premier effort cependant louable et accompli avec les contraintes d'un budget bien modeste (une trentaine de millions de dollars), la griffe d'auteur d'Acker semble plaisante et son imagination lugubre débordante. Il ne nous reste plus à présent qu'à la retrouver sous de meilleurs jours, mais surtout dans un projet mieux réfléchi et plus achevé.

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Critique publiée le 10 septembre 2009.