Alex Garland est un metteur en scène ingénieux, maître de la construction atmosphérique, et son Men est délectablement anxiogène à de nombreux moments ; il est aussi très (même trop) généreux dans la surenchère du grotesque, chose qui ne manquera pas de délecter certains amateurs du genre. Malheureusement pour lui, son film nous invite ouvertement à y apposer un cadre d’analyse féministe, proposition cavalière, voire outrecuidante, qui dessert énormément l’auteur, dont c’est toute l’œuvre qui se retrouve finalement sous la loupe.
Sa prédilection grandissante pour le symbolisme mystique dérange également, et plombe le propos opportuniste qu’il tient au sujet de la réalité trop précise, trop tangible et trop lourdement connotée de l’agression masculine. En effet, s’il nous livre ici une expérience d’horreur intense, pétrie de compositions visuelles astucieuses – la scène du tunnel est à couper le souffle – Garland s’avance trop maladroitement sur le terrain miné de la représentation genrée, assortissant un récit psychanalytique de harcèlement somme toute standard, pleinement évocateur du poids de la menace mâle, d’un treillis de métaphores assommantes qui viennent paradoxalement renforcer le canon de la monstruosité féminine. Plus que le carcan conjoncturel du village rempli de péquenots anachroniques (cadre traditionnel du film de rape and revenge, auquel Men s'apparente), il finit donc par imposer aux femmes diégétiques un carcan sémiotique supplémentaire, révélant par le fait même tous les mauvais plis d’un certain « elevated horror », dont les prétentions intellectuelles fallacieuses tendent à dénaturer une tradition d’horreur déjà parfaitement apte à rendre compte de la perversité phallocrate.
Fidèle à lui-même, le réalisateur parfait habilement son travail d’ancrage et d’oppression environnementaux. Peintre des espaces accablants, aussi apaisants puissent-ils paraître a priori, l’auteur réplique ici avec la campagne britannique l’expérience effectuée avec la « zone » luxuriante d’Annihilation (2018), imprégnant les lieux d’une aura de menace constante, parfois tangible, parfois insaisissable. Il déploie ainsi un piège acéré pour sa protagoniste Harper (excellente Jessie Buckley), une Londonienne affligée par le suicide vindicatif d’un ex-mari violent, venue trouver la sérénité dans un magnifique village où elle devient la victime d’une série d’hommes caricaturaux, tous plus odieux les uns que les autres. Se présentant (du moins dans sa portion réaliste) comme un petit précis de l’agression masculine, l’auteur prend soin d’y exhiber chacun des spécimens de la ménagerie misogyne des campagnes : du propriétaire vieux jeu au vicaire intransigeant en passant par le policier indifférent, le pilier de taverne à la mine patibulaire, l’homme-enfant cruel ou encore le vagabond mystique qui se promène flambant nu aux abords du cottage de Harper (presque tous interprétés par un Rory Kinnear extrêmement versatile). À l’aide de ces pions grossiers, Garland parvient à créer une ambiance écrasante fort réussie qui sied bien à l’évocation d’une « expérience féminine » de l’intimidation mâle, sans toutefois transcender totalement les poncifs du cinéma d’horreur suburbain. À la rigueur c’est là que son film fonctionne : au niveau de la représentation prosaïque d’une menace continue, tissée d’une myriade de micro-agressions. Or il exhibe malheureusement trop sa propre présence, qu’on ressent comme une force voyeuriste derrière la caméra, pressée de voler des moments d’intimité à la protagoniste en se cachant dans les recoins du cottage, mais aussi comme une puissance démiurgique avide de symboles dogmatiques.
Le gavage de symbolisme douteux débute d’emblée avec une intrusion étrange dans un espace souillé, un espace vaguement utérin, alors que nous découvrons Harper ensanglantée dans un appartement londonien baigné de lumière rouge, juste avant le suicide de son mari. La double référence au sang est dure à ignorer, et semble déjà supporter une vision essentialiste et génitale de la féminité ; l’idée d’une naissance sanglante du personnage préfigure également le leitmotiv de l’accouchement monstrueux, dont se gargarise goulûment le climax du film. Victime d’une confusion mythologique typiquement postmoderne, ce dernier multiplie ensuite les références acrimonieuses à une sorte de féminité folklorisée. Les allusions au druidisme, par exemple, même s’ils possèdent le potentiel de pourvoir une alternative viable au paternalisme chrétien, sont l’occasion de disséminer moult icônes païennes troublantes (le relief de pierre cru et crument filmé d’une femme nue aux jambes écartées, le pissenlit aux akènes fécondateurs et l’horrible satyre gestant), qui entretiennent à la fois une vision cauchemardesque de la sexualité reproductive et de l’intersexualité, et par le fait même de cette essence féminine que le film recherche et trouve partout, dans les symboles religieux et dans la nature sauvage.
Les allégories abondent à l'écran. On nous montre une nature paisible menacée par l’intrusion violente, soudaine et non sollicitée d’hommes nus, qui traversent des tunnels à la course et viennent ensuite tenter de pénétrer l’espace matriciel d’un cottage aux murs rouges, plongeant violemment le bras à travers la fente pratiquée dans la porte. On nous montre des hommes attirés inexorablement par la protagoniste, dont on réitère sans cesse, à travers l’iconographie religieuse, une étiquette historique de vile tentatrice, d’objet de désir inéluctable, au mieux d’appareil génital ambulant. À ce titre, la série guignolesque d’accouchements contre nature qui se déroulent à minuit moins une, constitués de gros plans visqueux sur du CGI suintant digne du cinéma de série B, constitue bel et bien la cerise sur le sundae, un sundae grossièrement arrosé de sang menstruel. Le pire dans tout cela, c’est que, malgré le caractère blasphématoire lourdement appuyé de son film, Garland ne s’empêche pas en effet d’imposer aux femmes le poids biblique de la culpabilité, allant même jusqu’à adopter la position de Dieu lui-même lorsqu’il met en scène le péché originel, cadrant en plongée oblique le personnage de Harper attirée spontanément par le fruit défendu.
Parmi les nombreuses contradictions d’intention que l’œuvre porte en son sein, il importe de noter aussi l’étrange remaniement genré des politiques punitives du cinéma d’horreur. Commençons par énoncer une évidence, soit le manque d’originalité de la présente prémisse. En effet, une très large portion du cinéma d’horreur, et pas simplement les films qui s’intitulent Men, s’intéressent aux abus subis par les femmes aux mains des hommes, adoptant dans ce dessein des postures psychanalytiques semblables. Presque tous les slashers par exemple, mettent en scène la victoire d’une femme phallicisée contre un mâle frustré et impuissant. Il n’existe donc rien de novateur dans ce plan-choc où Harper brandit un couteau à hauteur de son entrejambe, face au visage d’un pervers agenouillé, obnubilé par son con. « She’s empowering herself with cock », commentait Leslie Vernon du tac au tac dans Behind the Mask (2006), exacerbant le caractère commun de ce type d’imagerie. La logique, un brin réactionnaire, qui sous-tend les productions d’horreur traditionnelles, est presque toujours de combattre le feu par le feu, c’est-à-dire de répliquer à une attaque phallique par une autre attaque phallique, d’opposer les dérives de la masculinité aux dérives de la masculinité. Ici, les méchants sont comme immunisés à la violence phallique, transformant celle-ci en violence lacérante (tel qu’en témoigne le plan répugnant et mémorable du bras passé par la fente); c’est la fécondité qui devient alors source d’épouvante, c’est l’insémination résultant de l’attaque phallique et son potentiel de féminisation des corps masculins. La parade finale d’hommes enceintes qui se tortillent de douleur en accouchant d’autres hommes enceintes à travers des orifices vaginaux aberrants et des fistules dorsales abjectes évoque en effet une sorte de punition des mâles par la féminité, site d’une monstruosité diégétique au moins tout aussi appuyée que celle de l’agression misogyne.
Tout le cinéma d’horreur est axé sur des politiques sexuelles contradictoires – à savoir notamment où s’arrête la victimisation des personnages féminins et où commence leur prise de pouvoir – et Garland vient ici mettre en lumière toutes ces contradictions par le truchement des siennes. En d’autres mots, il scie la branche sur laquelle il était si confortablement assis, allant jusqu’à forcer la remise en question de toute sa filmographie. On constate alors que la féminité monstrueuse occupe une certaine place au coeur de celle-ci : on n’a qu’à penser au Ma-Ma de Lena Headey dans Dredd (2012), qui préfigure la cruauté de Cersei Lannister, mais sans sa complexité émotionnelle, mais surtout à Ava, la gynoïde retorse d’Ex Machina (2014). Cette dernière constitue en effet une figure problématique en ce sens qu’il s’agit d’une froide manipulatrice qui capitalise sur l’archétype de la « demoiselle en détresse » pour mieux piéger un protagoniste mâle innocent et causer sa perte. Discours féministe ou discours judéo-chrétien ? Je n’aurais pas hésité à répondre par la première assertion avant aujourd’hui. Avant Men, où l’auteur s’emmêle tellement les pinceaux qu’il prétend libérer les femmes en les entravant du poids d’une opprobre mâle millénaire.
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