Sur le papier peint écarlate de la Wallace Collection londonienne est exposé un petit tableau de Fragonard : The Souvenir. On y voit une jeune femme à la robe bouffante, de profil, stylet à la main, s’affairer à marquer l’écorce d’un arbre de l’initiale d’un amant. Reprise thématique de La nouvelle Héloïse de Rousseau, la toile relate l’amour secret, puis lointain, entre Julie et Saint-Preux. Devant l’image encadrée se distingue ensuite, dédoublée, une autre Julie (Honor Swinton-Byrne), accompagnée d’Anthony (Tom Burke), à l’orée d’une relation naissante. Par l’observation du tableau et de sa figure centrale se partagent les interprétations opposées, et si Julie lui accorde un air affligé, Anthony y discerne un regard déterminé, très amoureux. « Very much in love », répète alors Julie, souriante, entre l’acquiescement et la reprise amusée.
Décliné en deux parties, The Souvenir se manifeste avant tout en tant que geste autobiographique de la part de Joanna Hogg, reconstituant une jeunesse des années 1980 résistant à toute transmutation nostalgique ou fétichisation. C’est au contraire avec une humilité critique que Hogg recompose la vie londonienne bourgeoise de Julie, occupant le pied-à-terre londonien parental alors que débutent ses études de cinéma. Au centre de The Souvenir se dresse la relation amoureuse entre la protagoniste et Anthony, garçon à l’allure quelque peu sinistre, se présentant comme un employé du Bureau des affaires étrangères. Le film trame le portrait de cette relation houleuse qui, par sa remémoration, tente de trouver son sens. Si le premier volume inspecte l’initiation de Julie à la pratique cinématographique, puis son isolation progressive de l’école de cinéma alors que la place d’Anthony devient de plus en plus importante, la seconde partie se meut en un retour à la création. Julie, après la fin tragique de son lien avec Anthony, y compose son film de fin d’études comme un objet mémoriel, interprétation de ce lien et tentative d’éclaircissement.
Lors de la première rencontre avec Anthony, dans une fête organisée chez Julie, la protagoniste se place derrière une caméra, l’observe de dos, silencieuse, saisit un cliché. Julie s’impose ainsi toujours comme une figure du recul, médiatisant le réel par le biais des appareils, de ses mises en fiction. Et au fil des rendez-vous cette forme de retenue timide de Julie se heurte à l’insaisissable Anthony qui, figure parasite, envahit son appartement, lui vole des objets, de l’argent, se confond en mensonges. De crise en crise se dévoile finalement le secret d’Anthony, par la constatation des marques sur son bras, par les questions répétées d’un ami commun. Julie rapidement découvre un Anthony addict, trouve l’héroïne, s’explique les départs incessants, l’argent emprunté, volé. L’amour n’est jamais évidemment visible, ni mythifié, et Hogg s’affaire à ne pas justifier la coprésence de ces corps, alors que l’on souhaiterait chuchoter à Julie de barrer sa porte à double tour. L’absence de chimie apparente entre Julie et Anthony est donc ici étrangement effective, et The Souvenir use de cette frustration spectatoriale pour déposer sur la relation un voile d’incompréhension. Dans la seconde partie, sur le plateau de tournage du film de Julie, alors qu’elle recompose en fiction la cohabitation avec Anthony, ses interprètes interrogent à répétition le réalisme de ses personnages, que Julie peine à justifier. C’est précisément dans la superposition de ces tentatives de démystification par la mise en images que le projet de Hogg trouve son sens.
Ainsi au long de ses deux versants se décline son objet titulaire, moins souvenir immatériel qu’artefact mémoriel interrogeant le domaine de la trace et de ce qui la supporte. Dans ses multiples mises en abyme, entre le souvenir réel de Hogg et celui, fictif, de Julie, se conçoit finalement une indifférenciation du vrai et du raconté. La mère de Julie s’avère interprétée par la mère d’Honor Swinton-Byrne, Tilda Swinton, qui avait elle-même reçu son premier rôle au cinéma dans un film d’études de Hogg, dont la production se retrouve ici fictionnalisée, avec Julie derrière la caméra. Ce que l’on observe au seuil de la fiction, ce sont des souvenirs transposés de corps en corps, de film en film. Et dans ces récits entrecroisés d’enfantement et d’initiation se dresse le second grand axe de The Souvenir, un récit d’initiation esthétique. Julie emprunte d’abord le rêve d’un réalisme social typiquement britannique, souhaitant camper son premier long-métrage dans le milieu de l’industrie navale de Sunderland. À répétitions Julie déplie son scénario, le raconte à Anthony, à ses professeurs : il s’agirait d’un récit sur l’attachement obsessionnel d’un adolescent envers sa mère, qui — évidemment, dit-elle — mourra, le laissera seul.Toutes les scènes entourant le projet sont marquées d’un malaise face l’inconscience de classe qui se trame sous le projet de Julie, celle-ci affirmant à la fois vouloir quitter sa sphère quasi aristocratique pour s’intéresser à un milieu ouvrier et dévoilant maladroitement à Anthony les points aveugles d’une écriture scénaristique détachée de toute réalité, alors qu’elle déclare de ses personnages types : « Those people exist but I’m designing new ones to fit what I want to make. » Puis dès le second film se dessine un nouveau projet, le film autobiographique. Julie devient maniaque, revendique une parfaite fidélité à la réalité, recomposant au détail (et au grand dam de son équipe technique) l’expérience vécue. Mais alors que les étudiant·e·s se regroupent pour visionner leurs films de fin d’études, celui de Julie a pourtant changé, il est devenu une interprétation abstraite, allégorique. Transmutation fantastique, dispositif métaphorique ou ellipse bien placée, on ne sait trop ce qui génère ce glissement. Julie y interprète le rôle principal, d’abord assise sur son lit, observant une version gigantesque d’une carte postale du Souvenir de Fragonard. Puis elle lève les mains vers l’image, flotte, y entre à la poursuite de la figure d’Anthony, trouvant, finalement, la caméra et un sourire satisfait. C’est le passage, peut-être d’une trop grande littéralité, d’un rôle d’observatrice à celle de créatrice, le temps d’une renaissance.
C’est finalement ce qui semble intéresser le plus The Souvenir : une tactique de mise en images de l’objet de mémoire, entre l’exactitude du regard répété et la perspective sensorielle de l’abstraction. Hors des deux polarités occupées tour à tour par Julie, Hogg semble avoir trouvé sa place dans un à-cheval tranchant, entre la fidélité des gestes remémorés et l’envol d’une fiction, où se fixe la singularité du souvenir, ses élans constamment ramenés au sol par une force de réalité, une pudeur critique. Les courts interludes musicaux éclatent, retombent rapidement. C’est lorsque The Souvenir propose des bribes de récit s’enfilant en acceptant de se perdre dans le mouvement mémoriel qu’il brille ; beaucoup moins lorsqu’il s’observe comme récit d’apprentissage un peu trop convenu, comme un mouvement d’arrivée à la création. Le film présente sous son meilleur angle une relation à la réminiscence et à sa reconstitution, que l’on n’observe jamais selon la rigidité de passages interposés entre réel et fiction, présent et passé, mais dans l’habile emprunt à la structure de l’éclat mémoriel, toujours en attente d’un sens perçu à rebours.
8 |
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |