Dès la première scène du premier film de Lucrecia Martel (La ciénaga, 2001), on ressentait déjà le caractère épidermique de sa mise en scène. Le bruit des chaises de patio traînant sur le sol et le tintement des verres de rouge évoquait alors parfaitement l’oisiveté bourgeoise, tandis que le retentissement des carabines à l’horizon rappelait le spectre lancinant du colonialisme, que le racisme de ses personnages ne cessait ensuite d’actualiser. La grande tactilité de ses actrices étonnait également, participant à une économie sulfureuse de désirs interdits (entre les membres de la fratrie, mais surtout entre Momi et Isabel, la soubrette « indienne »). Or, la sensualité triomphante de son œuvre trouve une expression encore plus marquante dans son deuxième film, le magnifique La Sainte Fille, où les aléas de la convoitise charnelle deviennent centraux au récit, qui s’intéresse au triangle amoureux formé par Helena, une tenancière d’hôtel qui rêvait autrefois d’être actrice, sa fille Amalia (Maria Alché) et le Dr Jano, un pervers en visite pour une convention médicale. La réalisatrice affûte en outre ici sa représentation des regards, lesquels suppléent aux gestes passionnés et à la voix susurrante des personnages une manifestation complémentaire de l’érotisme discret et enivrant qui imprègne la diégèse.
Le cinéma de Martel obéit avant tout à une logique charnelle, une logique corporelle. La réalisatrice extrait d’ailleurs souvent les visages du cadre, contrairement aux diktats sacrosaints d’un cinéma hollywoodien caractérisé par le dogme des marquises ; elle s’attache ainsi au mouvement des corps dans l’espace, mais aussi au potentiel expressif de ses différentes extrémités, particulièrement les mains, caressantes, les langues, baladeuses, et les verges, pressées contre les fesses des jeunes femmes. Les yeux possèdent pourtant une place prépondérante dans sa psychanalyse de la concupiscence, particulièrement au vu de leur capacité thaumaturgique à créer des raccords inattendus. Sa thèse prend forme de façon inusitée, alors que, durant le générique d’ouverture, on entend sur la bande sonore un hymne religieux langoureusement interprété par l’actrice et cantatrice Mía Maestro, qui incarne une professeure de catéchèse nommée Inés. Contrairement à nos attentes, ce n’est pas elle, par contre, que nous apercevons en lever de rideau, mais un groupe réfractaire de jeunes femmes blasées en contrechamp, réunies sous sa tutelle pour un cours destiné à découvrir le sens de la « vocation » religieuse. Pour celles-ci, la voix angélique de leur maîtresse ne transcende pas son enveloppe charnelle ; il n’existe pas de niveau supérieur d’existence à leurs yeux, mais uniquement le prosaïsme de l’existence terrestre. C’est ce dont elles discutent dans le cadre de la catéchèse, mais ce qu’elles expriment également à l'occasion d’échanges grivois à propos des actes charnels commis par Inés.
« Hier, elle a embrassé un homme beaucoup plus vieux qu’elle », déclare Josefina à l’oreille d’Amalia, « il mettait la langue dans sa gorge et il la tripotait ; elle frémissait comme si elle avait l’épilepsie ». L’image quasi blasphématoire ainsi créée, celle d’une femme de Dieu s’abandonnant à des plaisirs de Jézabel, est porteuse d’une charge érotique issue de la transgression, mais surtout de la sensualité de son élocution (en tant que susurrement à l’oreille). Elle révèle aussi de belle façon l’imaginaire lascif des deux jeunes Catholiques, qui partageront plus tard leur propre french kiss lors d’une scène tendre et anodine, à des années lumière du stupre vomissant d’un Gaspar Noé ou d’un Lars Von Trier. C’est le cas également de la scène où Amalia se masturbe sous l’édredon, durant laquelle la démonstration du geste auto-érotique s’efface devant la capture de sa respiration fiévreuse sous les couvertures, sonorité immédiatement évocatrice qui participe d’une logique purement sensuelle et non platement mécanique des corps. Toute la représentation de la sexualité bénéficie ici de cette subtilité captivante, déclinée dans le spectacle de gestes subreptices et dans la prépondérance accordée au pouvoir affectif du son, qui emblématise parfaitement la prédilection de l’autrice pour l’allégorie libidinale de la douceur enveloppante au-dessus d'une logique platement génitale du sexe.
Face à une mise en scène qui s’apparente souvent à celle du cinéma d’action (tel qu’en témoigne l’usage d’une caméra à l’épaule nerveuse et d’un montage rapide), les parenthèses érotiques s’apparentent à des moments de suspension temporelle. Le rythme initial est si rapide qu’il nous désoriente complètement, transformant l’hôtel tenu par l’élégante Helena, à l’intérieur duquel se déroule une convention médicale réunissant une armada de médecins machos, en une sorte de ruche altmanienne. Or, la réalisatrice nous offre quelques accalmies à l’occasion des jeux de séduction auxquels se livrent Amalia, Helena (la princière Mercedes Morán) et le Dr Jano, un petit chauve à lunettes, marié avec des enfants, mais faisant preuve de la même lubricité que ses collègues et qui, grâce à une série de quiproquos vaudevilliens, se retrouve impliqué romantiquement à la fois auprès de la mère et de sa fille.
Agglutinée dans une foule pour assister au spectacle d’un joueur de thérémine (instrument qui, dans le processus de production sonore sans contact, rappelle tout l’érotisme sublimé qui tinte les relations interpersonnelles à l’écran), Amalia est obnubilée, jusqu’à ce que Jano vienne se coller contre elle par derrière, profitant de la compacité de la foule pour effectuer un contact illicite. Décontenancée, Amalia réagit trop tard et, lorsqu’elle se retourne, le filou frictionneur est déjà en train de quitter les lieux. La jeune femme n’est pas dupe, par contre, et se trouve prête lorsque Jano recommence ses frasques quelques jours plus tard. Un plan latéral révèle alors explicitement le mouvement du bassin effectué par le docteur en direction de sa proie. Amalia attrape alors sa main pendante, se retourne et le toise, décontenançant le pervers et assumant soudain à son égard une position de supériorité.
Si les hommes regardent les femmes dans le cinéma de Martel, parfois même bruyamment, ils ne le font pas de cette position panoptique qui est celle que leur réserve le cinéma narratif mulveyien puisque les femmes possèdent ici un droit de regard prépondérant. Puisque la réalisatrice met en abîme sa propre perspective d’autrice sur les mâles de sa diégèse, notamment par le biais des prunelles claires et pénétrantes de Maria Alché, qui parviennent à extraire Jano de sa cachette et à en faire l’objet des œillades subreptices de son propre personnage, qui développe alors une sorte d’ascendance princière sur lui. Amalia, comme Martel, se révèlent ainsi comme les maîtresses de(s) jeu(x) qui se jouent à l’écran, du blasphème cathartique qui fait de la bonasse Inés une dévergondée, de la prestidigitation scénique qui fait du cadre une frontière poreuse et de l’envoûtement érotique qui fait du docteur pervers un jouet plutôt qu’un joueur.
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