Une épingle à faufiler dans un soutien-gorge que l’on regarde être soigneusement manipulé par Anne : la première scène de L’évènement nous situe d’emblée tout près du corps du personnage et joue de préfiguration à travers le motif de la pointe contondante. Un peu comme si la présence de cet instrument qui peut faire saigner signalait déjà en miniature la faculté d’Anne à en user, une adresse qui s’avérera détermination féroce contre l’implacable. Près du corps d’Anne, nous le resterons également tout au long de ce récit qui reprend l’expérience de l’avortement illégal qu’a subi Annie Ernaux en 1963, tel que l’autrice en relate les étapes factuelles et dissèque les états induits quelques 37 ans plus tard, dans son roman L’évènement (2000). Et tout près du roman d’Ernaux, Audrey Diwan se tient dans cette adaptation filmique, tant nous y retrouvons jusqu’au ton si singulier de cette « écriture plate » dont se revendique l’autrice et qui vise, paradoxalement par rapport à la proximité qu’exerce la caméra dans le film de Diwan, à la prise de distance.
Ce choix de la proximité au corps se substitue ainsi habilement au « je » qui se souvient dans le roman, en présentifiant une jeune femme issue de la classe ouvrière sur le point de passer ses examens d’entrée à la faculté de Lettres. La grossesse qui se révèle est une contrainte qui s’associe à l’héritage des classes, matérialisée à travers la famille de bistrotiers d’Anne et la relation conflictuelle que ses collègues étudiantes entretiennent avec la jeune femme. Anne a du talent et les mains blanches comme lui rappelle une copine au bistrot de ses parents. À elle de tailler sa place de transclasse dans l’univers élitiste de la littérature, à elle de s’ériger à la hauteur de ses attentes envers la vie qu’elle se souhaite, à la sueur de sa dédicace, à la reconnaissance de l’anaphore comme ce qui affirme la dimension politique dans un poème d’Aragon. Et à elle, cimentée dans une solitude criminelle, de trouver une façon de se débarrasser d’un fœtus malencontreux qui compromet ses espoirs, 12 ans avant l’adoption de la Loi Veil (1975).
À la faveur du corps d’Anne, nous adhérons à cette solitude sise dans un ratio resserré d’où en jaillissent les émanations et la plénitude. L’expression tout à la fois butée et ouverte du visage — voracité tranquille d’Anamaria Vartolomei avec ces très grands yeux qui transpercent et toisent sans relâche — reproduit l’intimité franche d’Ernaux, créé l’espace entre la figure et ce monde contre lequel il faut aller, jusqu’au bout. Et nous vivons avec Anne ce mélange contradictoire de corporalité très concrète et d’abstraction vertigineuse de la grossesse non désirée, la désalliance des proches et du médecin, la tentative d’enfoncer une aiguille à tricoter dans la poche du col de l’utérus, l’insertion à venir des sondes à l’intérieur d’un sexe tout juste dépucelé. Et de la même façon qu’Anne remplit le champ de la solidité et de la matérialité de sa présence, le hors champ semble autant la définir, tant il se fait béant et tant cette béance incarne ce qui reste à voir, ce qui peut exister, cette vie à venir et à inventer, ces livres à lire, voire à écrire.
Mais si L’événement décrit l’inquiétude, la douleur, le sang qui coule, l’ouverture des jambes qui cherchent à tout prix à expulser, à travers les semaines qui défilent et se resserrent autour du sujet, il fait remarquablement l’économie du pathos. Il a même plutôt la générosité de nous faire vivre en parallèle des envies charnelles, un plaisir féminin qui profite de la tactilité de la caméra, la peau se révélant vecteur de l’agentivité sensuelle. Cette sexualité, en étant là, tout simplement là, alors qu’elle aurait très bien pu être éclipsée par la monstration des interdits et succomber à la honte qui plane sur la rumeur du sexe consommé, au danger que cela représente pour des jeunes femmes, est pure affirmation de l’individu à qui l’on dicte de vivre les choses d’une certaine manière. Nous le comprenons, le politique est soudé à toutes ces composantes de l’intimité, à la possibilité de les vivre et au choix a posteriori de mettre en équilibre dureté et désir, de les mettre en scène à force égale. D’ailleurs, contrairement au roman, le regard masculin ici n’accuse pas tant la fascination perverse que la révélation de la grossesse ne manque pas de susciter chez les interlocuteurs d’Ernaux, il est plutôt surplombé par l’attention accordée à la vie du corps féminin. Exaltée par la photographie lumineuse de Laurent Tanguy, mais également confortée par la présence des consœurs, de la mère (Sandrine Bonnaire qui semble veiller sur le film, depuis le souvenir de sa jeunesse si émouvante chez Pialat et la violence de son histoire personnelle), de cette jeune femme qui finira par donner le nom d’une avorteuse et puis, de cette avorteuse incarnée par Anna Mouglalis à la voix si ténébreuse. Les scènes retiennent l’élément physique de l’expérience vécue, mais elles extrapolent tout aussi bien l’intentionnalité d’Anne.
Pour reprendre le mot d’Annie Ernaux, le film d’Audrey Diwan est « juste ». Trop juste ? C’est une question qui se pose, puisqu’il y a une puissance dans l’écriture d’Ernaux qui comble la tâche de décrire « au couteau » comment une femme risquait sa vie en choisissant la sienne, dans les années 1960. La question de l’absolutisme de l’écriture est d’ailleurs conclusive dans le film, puisqu’Anne en affirme l’envie au détriment de celui d’enseigner, le passage du corps matériel à celui du langage étant alors presque trop facilement soumis à l’attention, puisque rien, sauf la tutelle d’Ernaux, ne le thématise dans le film. Mais la mise en images du récit d’Ernaux, quelque 22 ans après la publication de L’évènement, alors qu’encore à ce jour, le cinéma recèle un imaginaire de l’avortement plutôt pauvre, répond de la nécessité d’un état de la question. Et tous les choix de mise en scène concourent à montrer que l’histoire des femmes n’est pas que victimaire, mais bien force de combat, force de vie, force de désir. « Le bouleversement que j’éprouve en revoyant des images, en réentendant des paroles n’a rien à voir ce que je ressentais alors, c’est seulement une émotion d’écriture. Je veux dire : qui permet l’écriture et en constitue le signe de vérité »[1], écrivait Ernaux dans une parenthèse de son roman. En cela, à l’instar d’Ernaux, Diwan accomplit un devoir vital de mémoire, celui de transformer le bouleversement d’une expérience en sensation, en « émotion » de cinéma.
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