The Gig Is Up est un documentaire sur les coûts humains engendrés par la « gig economy », une industrie qui emploiera 540 millions de personnes d’ici 2025, et dont la valeur est estimée à plus de 5000 milliards de dollars américains. Cette économie engage des travailleurs issus de tous les pays via des plateformes en ligne afin d’accomplir des tâches comme la livraison de nourriture (ex. : Deliveroo), le partage de trajets routiers (ex. : Uber) et l’identification d’images au service de l’intelligence artificielle (ex. : Amazon).
Les meilleures idées du film sont toutes contenues in utero dans son ouverture et seront disséminées dans la suite de l’œuvre. Les deux premières images du film sont, de fait, les plus saisissantes : la caméra se pose sur une équipe de coursiers chinois en formation, qui ressemble à s’y méprendre à une formation militaire, tout juste après qu’on ait montré un champ – on eût dit un dépotoir – où sont abandonnés des milliers de vélos.
L’ouverture fourmille ensuite de travellings sur des coursiers en action, des marchandises en livraison, des voitures en route vers un consommateur à nourrir, des doigts en train d’accomplir une commande téléphonique… Le documentaire démarre en force avec des plans saturés de couleurs vives qui sont enchaînés rapidement et portés par une musique apaisante qui accentue le caractère jusqu’alors idyllique de l’œuvre. L’ensemble des images, pop et joyeux, rend pourtant bien compte de la frénésie du capitalisme, son fourmillement jusqu’à la saturation, et sa marche inexorable – bref, sa mégalomanie.
La force du film repose sur sa construction, qui épouse une courbe en decrescendo. En cantonais, les premières paroles du film ne manquent pas d’évoquer cette courbe : « sometimes great dreams can turn into nightmares ». Le documentaire mobilise ainsi une stratégie ingénieuse pour arriver à ses fins – sensibiliser le spectateur -, en déconstruisant pièce par pièce le rêve capitaliste, la mégalomanie consumériste de notre époque.
The Gig Is Up commence ainsi par montrer la face heureuse de cette industrie : d’un côté de la chaîne de production, on verra un consommateur épanoui, satisfait, repu, vivant le rêve d’une modernité toujours plus avide de consommation et de commodité. On montre bien comment nous sommes tous devenus, à divers niveaux, dépendants de cette économie, phénomène propulsé par la pandémie. Un intervenant évoque à ce sujet un chiffre étonnant, soutenant que nous allons jusqu’à solliciter huit fois par jour la « gig economy » (parfois même sans s’en rendre compte). C’est dire combien ses participants répondent aux besoins de notre vie moderne.
Dans la première partie du film, des travailleurs et des travailleuses de la « gig economy » témoignent également des avantages associés à leur emploi. « On aime notre travail. On est passionné. On veut être actifs », souligne une livreuse employée par Deliveroo à Paris. Certaines femmes évoquent même comment leur emploi de conductrice pour Uber leur a permis de concilier le travail et la famille ou de se libérer de la pression d’un patron.
Or, plus le film avance, plus le côté sombre de cette industrie apparaît et plus la perspective initiale se révèle mensongère. Lors de la seconde partie, les travailleurs ayant témoigné leur appréciation de l’industrie se retrouvent à critiquer ce qu’ils avaient initialement louangé. Ces travailleurs, qu’on croyait être de simples témoins, se transforment en « activistes » liés par une cause commune, alors qu’on les voit militer dans un mouvement visant l’amélioration de leurs conditions de travail.
Ces travailleurs sont montrés en proie à des accès de colère, indignés, anxieux ou en larmes. On évoque notamment le danger associé à un métier comme celui de coursier (les accidents, parfois mortels, sont fréquents), la précarité (ces compagnies n’hésitent pas à renvoyer leurs employé.e.s à la moindre faute, sans préavis, en supprimant carrément leur compte), l’absence d’assurance-travail et d’assurance-maladie, la toute-puissance des notes (reviews) données par les consommateurs, la rémunération dérisoire qui ne permet pas de subvenir aux besoins d’une famille (Amazon paie certain.e.s employé.e.s à l’acte – dix sous de l’acte par exemple)…
Mais ce qui frappe, surtout (et ce que Marx aurait sûrement commenté s’il vivait encore aujourd’hui), c’est l’absence de fin à la semaine de travail. C’est ce qu’il y a de plus aliénant ici et qui dépossède l’être humain de sa subjectivité : le fait qu’il se substitue entièrement à sa force de travail. Un jeune employé témoigne en effet de ses problèmes d’insomnie, de sa dépendance à son téléphone, de son isolement et de son anxiété. Il confie ne pouvoir dormir que difficilement la nuit, se déclarant disponible 24 heures sur 24, afin de ne manquer aucune opportunité de travail – tout cela pour subvenir à ses besoins de base. Si ces constatations sont frappantes, on regrette tout de même un peu le côté mélodramatique du film et son manque de subtilité.
Si The Gig Is Up rend bien compte de l’inhumanité avec lesquelles des compagnies comme Amazon, Deliveroo et Uber traitent leurs travailleurs, il est tout de même regrettable que l’œuvre n’invite pas davantage le spectateur à réfléchir à sa propre responsabilité éthique dans cette économie. Le fait que le consommateur puisse cultiver l’illusion qu’un repas livré en quelques minutes (parfois sans frais) ou qu’un paquet venu de Chine atterrisse à sa porte en 24 heures soit réaliste, n’est-ce pas cela qui, au fond, pose réellement problème ? Qui plus est, le film n’effleure pas même de mots comme « décroissance » ou achat local, mais s’en tient strictement à envisager des solutions pour améliorer les conditions des travailleurs de cette industrie.
Enfin, The Gig Is Up possède une structure familière, qui reprend des codes déjà connus (de l’affiche du film à la chanson composée pour le documentaire et chantée en chœur par des vedettes et des personnages du film), à savoir un « film de sensibilisation », qui trouvera autant ses spectateurs sur une plateforme comme Netflix que dans une salle de classe.
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