Biologie 101
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
« You should know how bad this movie is, you paid for it. » Voilà ce qu'avait à dire le journaliste canadien Robert Fulford sur Shivers à sa sortie en 1975. S'il semble familier, c'est que ce commentaire renvoie à tous ceux, émis depuis, qui fustigent « l'art d'état » daigné indigne du mécénat gouvernemental. De nos jours, Shivers serait probablement célébré pour son admirable rentabilité, son absence de prétention, son impeccable correspondance aux goûts du public… Mais, selon la critique de l'époque, il s'agit un détritus amoral, financé par l'argent des honnêtes contribuables canadiens, mais certainement pas d'une oeuvre d'art légitime. La grande ironie, dans toute cette histoire, c'est qu'il s'agit du premier long métrage de David Cronenberg - et que, malgré ses rustres manières de série B, Shivers contient déjà l'essentiel des obsessions de l'un des auteurs d'horreur les plus originaux des annales du septième art.
Évidemment, cet aura de controverse sied parfaitement au film de Cronenberg. Subversif à souhait, ce « modeste film d'horreur » dynamite glorieusement l'ordre social à grand renfort d'effets spéciaux primitifs et de pulsions secrètes explosant au grand jour. D'emblée, c'est le refoulé des êtres qui intéresse plus spécifiquement Cronenberg : ses personnages sont de véritables animaux frustrés, de pures créatures freudiennes dont le Ça démesuré envahi l'écran sous forme d'aberrations biologiques grotesques. Cronenberg - c'est là sa plus grande originalité et le plus troublant attribut de son discours - enracine l'horreur sociale dans les désordres de l'individualité. Chez lui, les individus, incapables de vivre avec leur propre corps, entrent finalement en conflit avec le corps social.
L'articulation sophistiquée entre ces deux pôles de terreur est déjà bien en place dans Shivers, même si les moyens à la disposition du cinéaste ne sont pas exactement à la hauteur de sa vision. Le parasite qui infeste un luxueux bloc appartement de l'Île des Soeurs, éveillant les pulsions refoulées de ses habitants, est une sorte de croisement peu ragoutant entre un phallus, une crotte et une coquerelle. On reconnaît là un précédent évident, manquant toutefois de raffinement, aux repoussantes mutations physiques mises en scène dans Videodrome (1983) ou Naked Lunch (1991). Mais, déjà, le malaise émane d'un dégoût profond pour le corps, pour les entrailles, pour cette intériorité organique que l'homme refuse d'accepter. Voilà, dans un premier temps, ce que Cronenberg nous force à voir en le libérant dans un état difforme à l'écran.
Au-delà de son effet viscéral frappant, cette exposition biologique grand-guignolesque revêt aussi un caractère métaphorique indéniable : cet intérieur ainsi expulsé, c'est le désir intime extériorisé de force. Assoiffés de sexe, les « zombies » de Shivers sont des êtres incapables de dominer leurs appétits qui, « libérés » des limites imposées par la société, deviennent les esclaves de leurs pulsions. Les peurs de Cronenberg sont donc diamétralement opposées au sentiment d'émancipation dérivant de la révolution sexuelle. Les masses grouillantes de corps excités, animés par une libido démesurée, sèment le désordre en s'entrelaçant de manière chaotique. En envahissant l'édifice étage par étage, cette armée efface les identités et annihile jusqu'à l'humanité des protagonistes qui, absorbés par la vague, deviennent de simples morceaux de chair animés par leurs bas instincts.
Progressivement privés de leur psychologie propre, de leurs nuances comportementales, les personnages de Cronenberg en viennent à se confondre dans un gigantesque spasme orgiaque qui rappelle la démarche désincarnée des morts-vivants de George A. Romero. Il se dégage de cette mise en scène de l'horreur une profonde agoraphobie, une peur des foules et des comportements irrationnels qui dictent leurs mouvements. D'où ce dérèglement, inévitable dans ce cinéma de la masse monstrueuse, qui transforme les rassemblements humains en troupeaux d’animaux. Malgré l'ironie ciblée de sa mise en situation, Shivers n'est pas un film dont la dimension sociale est politique. Sa crainte à l'égard du « social » est absolue, viscérale comme l'est celle qu'il entretient à l'égard du corps.
Est-ce ce nihilisme sans issue qui, en 1975, terrifia Robert Fulford? Gageons plutôt que c'est l'investissement des fonds publics dans ce fier représentant d'un « mauvais genre », celui du cinéma d'horreur, qui le fit littéralement frémir d'angoisse. Le contenu spécifique du film importe peu, dans la formulation de ce jugement hâtif : le simple fait que Shivers appartienne à cette catégorie de films maudits, par définition dépravés et bêtement populistes, rend illégitime son financement. La réception critique initiale de Shivers s'avère parfaitement représentative du préjugé défavorable dont le cinéma de genre faisait (et fait toujours) l'objet.
L'Histoire donnera toutefois raison à Cronenberg, ainsi qu'aux producteurs John Dunning et André Link : derrière les maladresses de mise en scène et la vulgarité assumée de certains effets, Shivers annonce l'émergence d'un cinéaste majeur, capable de transcender de modestes budgets et les limites d'une prémisse de série B pour livrer des films intelligents, voire intellectuels, et particulièrement divertissants. David Cronenberg n'est pas un réalisateur respectable « issu » de l'école du cinéma de genre. On pourrait dire que c'est un auteur s'étant approprié le genre, l'ayant réglé au diapason de ses préoccupations personnelles. Mais encore faut-il nuancer cette affirmation : partant d'une logique propre au cinéma d'horreur, Cronenberg a su développer un discours, une vision d'auteur. La relation, dans le cas particulier que constitue son oeuvre, fonctionne dans les deux sens, de manière totalement naturelle; et Shivers, sans être l'aboutissement de cette recherche, présente un fascinant modèle que raffineront les oeuvres subséquentes du cinéaste.
Critique publiée le 28 juillet 2011.