Dans la continuité d’un cinéma qui met en scène les tourments de son auteur, Vortex se présente dans les mots de Gaspar Noé comme le film de la « sobriété »[1]. Une idée déroutante tant le réalisateur est associé depuis ses débuts à une identité sulfureuse et une esthétique supposée reproduire chez le spectateur un état hallucinatoire. Si le cinéaste français abandonne effectivement ici sa caméra virevoltante et ses personnages d’éternels adolescents pour une image plus stable et un couple de retraités, la sobriété n’est visible que dans le sujet du film ; sa forme, elle, continue de verser dans la surenchère gratuite de propositions stylistiques.
Il faut reconnaitre que, dans ses premières minutes, le film offre une réflexion juste et puissante autour de l’idée de vieillesse. Le réveil du couple (composé de Dario Argento et de Françoise Lebrun) nous est présenté avec une grande économie de moyens. En quelques plans, nous sommes introduits à la redondance de leur quotidien alors qu’ils ouvrent chacun une fenêtre de leur appartement. Celles-ci sont en vis-à-vis si bien qu’un champ-contrechamp nous transporte derrière l’un puis l’autre des protagonistes alors qu’ils se saluent, séparés par ce qui semble être un puits de lumière. On saisit ainsi très vite la proximité étrange qu’ils entretiennent, vieux amoureux ayant établi une distance entre eux malgré leur rapport fusionnel. Lorsqu’ils s’installent sur leur terrasse, on comprend que leur comportement est fait de ces habitudes simples et sans surprises que l’on associe aux derniers temps de la vie. Le film coupe ensuite brutalement sur un très gros plan du visage de Françoise Hardy interprétant « Mon amie la rose » pour la télévision suisse en 1965. Gaspar Noé fait ici référence au combat que mène actuellement la chanteuse, atteinte d’un cancer du larynx, pour le droit à l’euthanasie. Déchirante, cette citation musicale, qui reprend l’intégralité de la prestation, constitue malheureusement la première et la dernière subtilité de Vortex.
Le reste du film se construit autour d’un effet de split screen d’abord pertinent, mais vite grossier qui vise à mettre en évidence le fait que la vieillesse conduise nécessairement à l’isolement, même lorsque deux êtres partagent le même toit. L’idée est à l’image du cinéma de Noé, qui se construit comme un spectacle et manque cruellement de mesure dans ses effets. Une fois passé l’étape (assez rapide) de compréhension et d’apprivoisement de cette expression visuelle de la séparation, on découvre une mise en scène qui devient de plus en plus superficielle, sorte d’apparat grandiloquent caractéristique du réalisateur. Devant les prestations exceptionnelles d’Argento et de Lebrun, on en vient même à regretter la présence de toutes ses décisions esthétiques puisqu'elles entravent la puissance émotionnelle des acteurs. S’ajoute à cela, un certain goût du pathos – oui on verse une larme quand une grand-mère atteinte d’Alzheimer supplie qu’on la laisse mourir, mais il est difficile de parler ici d’intelligence scénaristique – et de parallèles narratifs trop évidents, comme celui établi entre la mère pharmacienne qui se prescrit des médicaments et le fils accroc au crack.
Ce qui agace le plus dans Vortex, c’est que Noé s’accroche bec et ongles à l’idée d’auteur et que cette volonté fait obstacle à toute sincérité. Notons par exemple le 16mm simulé numériquement par un ratio 4:3 et des bords arrondis pour faire écho à un cliché du cinéma expérimental (ou de l’essai documentaire) sans véritablement saisir la profondeur esthétique du format. La séquence finale, sans aller trop dans les détails, joue avec l’imaginaire de la photographie et des lieux vides tout en faisant un parallèle avec le plateau de tournage. Quoique saisissant, ce moment possède, lui aussi, quelque chose de recyclé. Le générique, quant à lui, est placé au début, comme pour hurler au spectateur qu’il s’agit ici d’un film pas comme les autres, et la police choisie – des caractères gras aux couleurs criardes qui produisent un fort sentiment d’incohérence graphique – vient réaffirmer qu’il s’agit bel et bien d’un film de Noé, rappelant au spectateur que l'auteur est toujours le sujet premier de son œuvre.
Le réalisateur multiplie les saillies pseudo-expérimentales avec un manque flagrant d’humilité et de respect comme lorsqu’il filme les visages des cadavres de ses personnages dans des gros plans qui relèvent de la fameuse abjection décrite en 1961 par Rivette. Force est ainsi de constater que la mise en garde de ce dernier contre un cinéma du spectaculaire, est toujours aussi pertinente alors que Noé reçoit des fleurs à Cannes et que l’édition 2021 du Festival du nouveau cinéma en fait l’une des têtes d’affiche de sa programmation en lui accordant trois projections (Lux Æterna [2019] était présenté le même soir que Vortex, Irréversible - Inversion intégrale [2019] quelques jours plus tard). La place qui lui est accordée ici semble répondre de manière démesurée à sa popularité (en festival uniquement), et il devient difficile d’envisager Vortex sans prendre en considération tous ces éléments périphériques qui vont, eux aussi, dans le sens d’une figure auctoriale ô combien désagréable.
Pour présenter la première montréalaise de son film, Gaspar Noé a réalisé une petite vidéo dans laquelle il nous dit : « le film a été un triomphe à Cannes ; j’aurais aimé être là pour triompher à Montréal ». Difficile de ne pas percevoir dans ces mots l’égo démesuré d’un réalisateur qui ne parvient pas, même lorsqu’il traite des sujets comme la mort et la vieillesse, à se mettre au service de son récit plutôt que de l’asservir à ses fantasmes de mise en scène. Vortex est donc à la fois le meilleur et le pire film de Gaspar Noé. Le meilleur parce qu’il essaye de se rapprocher d’une histoire plus sensible. Le pire parce que ce choix exacerbe son désir de s’établir en penseur du cinéma, quand il est, au mieux, un vulgarisateur d’idées novatrices autrefois (lors du siècle dernier), s’arrogeant ainsi un statut non mérité de cinéaste hors normes.
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