DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Beyond the Infinite Two Minutes (2021)
Junta Yamaguchi

Prendre le temps, deux minutes à la fois

Par Anthony Morin-Hébert

Se lancer dans un projet de film abordant le voyage dans le temps est une entreprise périlleuse, surtout lorsqu'on dispose d'un très petit budget. Si La jetée (1962) ou Primer (2004) ont su marquer les esprits par leur efficacité narrative, beaucoup d'œuvres similaires sont tombées dans l'oubli en raison d'effets spéciaux discutables, de scénarios mal ficelés et remplis d'inconséquences ou d'un douloureux manque d'originalité. Même les grosses productions sont répréhensibles : malgré la reconnaissance dont beaucoup jouissent, elles s'empêtrent souvent dans des concepts exagérément complexes qui occultent le développement des personnages et des émotions. Avec son tout premier film, Beyond the Infinite Two Minutes, le Japonais Junta Yamaguchi parvient à éviter ces écueils tout en renouvelant la formule de la faille temporelle avec légèreté et humour.

Sa journée de travail terminée, Kato quitte son café pour rentrer chez lui, à l'étage du dessus. Il vaque à ses occupations lorsqu'il entend une voix l'interpeller : c'est la sienne. Il découvre alors son propre visage à l'écran de son ordinateur, et l'interlocuteur se présente comme une version future de lui-même, située deux minutes dans l'avenir. Cet autre Kato révèle qu'il utilise un écran du café pour défier le continuum spatio-temporel, et invite le Kato du présent à descendre pour l'expérimenter à son tour. Celui-ci obtempère et, une fois en bas, on assiste à exactement la même discussion, mais du point de vue inverse. Le héros hèle son double à travers l'écran, dans lequel on aperçoit un autre Kato dans son appartement, interloqué; c'est celui que nous suivions deux minutes plus tôt, il s'agit désormais du Kato du passé. La suite du film est une découverte des potentialités de l'étrange phénomène, les amis du protagoniste se joignant à lui pour en observer les mécanismes et trouver moyen d'en profiter. Les choses vont bon train jusqu'à ce qu’ils décident de positionner les deux écrans face à face, entraînant une mise en abîme qui décuple à l'infini la limite de deux minutes par ce qu'on appelle l'effet Droste. Les enjeux ne sont toutefois jamais bien sérieux, comme s'ils étaient à l'échelle de cette modeste faille temporelle; les gains des personnages sont bénins et lorsque le danger se présente, il reste peu menaçant et il est traité avec humour.

Le film bénéficie d'une attachante brochette de personnages, de dialogues remplis de gaieté et d'ironie, d'un sens du timing jouissif et même de deux ridicules policiers du futur. Le plaisir du récit, lui, s'explique par sa grande limpidité, que de nombreux procédés participent à établir. D'abord, le film est tourné en plan-séquence. Résultat : on n'a aucune coupe au montage, ce qui ancre solidement la narration au présent. Il s’agit d'un choix judicieux qui permet d'éviter toute confusion entre les différentes temporalités, nous assurant que, peu importe à quelle version des personnages nous avons affaire à travers les écrans, nous nous retrouvons toujours avec celle du présent. Les mouvements de caméra ne cherchent pas à nous épater par leur extravagance technique, restant discrets de manière à mettre l'action de l'avant et à nous faire oublier la construction en plan-séquence; le nombre de décors est restreint, ce qui évite l'éparpillement; et la durée du film est brève, 70 minutes, ce qui permet de limiter les débordements coutumiers de ce genre d'œuvre à concept.

Parlons du concept, justement : sa mise en place consciencieuse et son approfondissement graduel contribuent eux aussi à l'intelligibilité du récit. Chaque scène introduit un nouveau degré de complexité aux règles de la faille temporelle, acclimatant le spectateur graduellement avant de passer à autre chose. Ainsi, pas de scientifique ni de professeur qui se lance dans un interminable monologue expliquant d'un bloc assommant la nature du phénomène – nous assistons aux essais du groupe et découvrons en même temps que lui les possibilités nouvelles dont il dispose. Grâce à une mise en scène fabuleusement efficace, nous finissons par revisiter tous les événements qui relevaient précédemment du futur, y découvrant néanmoins des détails insoupçonnés. C'est ainsi que nous voyons avec grand plaisir la terreur des personnages devant la perspective d'être responsables d'un paradoxe : prisonniers d'une boucle temporelle, ils se sentent forcés de répéter identiquement ce qu'ils ont vu à l'écran deux minutes plus tôt. La logique sous-jacente à tout ceci offre résolument un défi intéressant à celui ou celle qui choisit de s'y attaquer, lui promettant d'agréables maux de tête.

Beyond The Infinite Two Minutes porte en lui la marque évidente de son époque : on devine que la masse ahurissante de vidéoconférences dont nous avons fait l'expérience durant la pandémie est la source d'inspiration principale des créateurs du film, les latences d'une ou deux secondes entre les interlocuteurs étant étendues à deux minutes... défiant même désormais les lois de l'espace-temps. On a affaire ici à une œuvre d’une adorable candeur qui cherche simplement à nous faire passer un bon moment, ce qu'elle réussit avec brio malgré ses maigres moyens (elle qui a été tournée avec un téléphone portable). C'est une preuve de plus que l'ingéniosité des cinéastes n'est pas corrélative aux budgets dont ils disposent, même lorsqu'il s'agit de science-fiction.

 

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Critique publiée le 12 août 2021.