Pendant que nous visionnons Cobra Kai (2018-) sur Netflix, le monde brûle. À l’heure où notre gouvernement reconnaît frileusement le génocide ouïghour, ce dernier se poursuit sans embâcle, au vu et au su de toute la population occidentale, impuissante et désintéressée à endiguer même les violences d’état et le racisme meurtrier qui sévissent dans ses propres rues.
C’est cette apathie que dénonce aujourd’hui Quo vadis, Aida ?, cette couardise du moins que met en lumière son prosaïsme pamphlétaire, incarné dans une chronique péniblement réaliste et factuelle du massacre de Srebrenica. Basé sur les mémoires de Hasan Nuhanović, traducteur pour l’ONU lors des événements de juillet 1995, le film nous place dans une position familière et insoutenable, celle de témoin passif face à l’anéantissement télégraphié de tout un groupe ethnique. Il s’agit à ce titre d’un film spécifiquement génocidaire, dans la veine désespérante et douloureuse de Amen (2002) ou du Fils de Saul (2015).
S’il tire son affect de la représentation d’une violence injuste et exagérée, le film de guerre est souvent assorti d’une échappatoire quelconque, qu’elle soit historique ou diégétique. Malgré sa facture ténébreuse, Schindler’s List (1993) envisage l’holocauste avec une pointe d’espoir, incarnée dans l’humanisme d’Oskar, mais aussi dans la certitude d’une victoire éventuelle des Alliés contre les forces nazies. Ici, comme à Kigali, au sein du film génocidaire, c’est l’inéluctabilité d’une conclusion entièrement funeste qui tenaille le spectateur, forcé de partager par procuration le désespoir des peuples abandonnés par la communauté internationale. Inexorabilité et impuissance : ce sont là les deux sentiments que le film de Jasmila Žbanić s’affaire à exacerber, au gré d’un scénario et d’une mise en scène axés sur l’idée d’un flot impétueux, qui correspond à l’avancée terrifiante du général serbe Ratko Mladić vers Srebrenica, puis vers la base onusienne de Potočari, dont les employés l’aideront malgré eux à rassembler tous les réfugiés mâles pour la tuerie.
Le film débute avec des images d’un tank serbe qui écrase tout sur son passage. Aucun des obstacles dressés devant ses chenilles ne peut lui résister, incluant les leaders de Srebrenica et de Potočari, réunis dans la scène suivante autour de la traductrice titulaire. Les mains des trois personnages tressaillent alors fébrilement et leurs bouches tirent désespérément sur des cigarettes. L’ambiance oppressante qui règne dans la salle de conférence est savamment rendue, de même que le désespoir des trois partis, que commencent dès lors à exprimer leurs regards paniques. Les yeux d’Aida et de son maire quémandent tacitement l’aide du colonel néerlandais Thom Karremans, qui lui conserve sa prestance, convaincu que l’ultimatum envoyé par l’ONU en vue du retrait serbe portera ses fruits. « Qu’allons-nous faire si les avions n’arrivent pas ? », demande nerveusement le maire. « Ils vont venir. Ils vont venir », répète Karremans, comme pour se persuader lui-même. Hélas ! Il n’en sera rien et le siège se transformera en exode, puis en holocauste, sous les yeux de plus en plus fuyants du gradé impuissant.
Tout est écrit dans le ciel. Nous savons d’emblée comment les événements vont se dérouler. Tous les personnages semblent le savoir également, si bien que l’idée même d’héroïsme est mort-née. J’avoue avoir été enivré d’abord par le potentiel narratologique de la scène entre Karremans, le maire et Aida qui, grâce à sa position d’interprète, possède la capacité de contrôler le flot d’informations qui circulent entre les interlocuteurs. Conséquemment, j’ai été choqué par le fait que la protagoniste n’ait jamais recours à ce pouvoir durant le film, se contentant de traduire intégralement les instructions parfois dangereuses fournies par les soldats onusiens à ses concitoyens. J’ai été frustré et enragé comme il se doit par son manque d’agentivité, trait ostentatoire dans lequel s’inscrit pourtant l’essence du film, qui souligne à grands traits l’impuissance des victimes et lui oppose la toute-puissance des bourreaux.
Ce sont les soldats serbes et les groupes paramilitaires dirigés par Mladić qui décident de tout dans la diégèse. Non seulement ont-ils une ascendance écrasante sur les forces onusiennes, qu’ils intimident en fléchissant les muscles, mais ils dictent aussi toute la causalité du récit, qui se déroule comme un enchaînement implacable d’étapes menant à la « solution finale ». Contrairement à leurs victimes, ils capitalisent également sur le pouvoir d’influence du traducteur durant leurs négociations, comme en témoigne cette scène mémorable à l’hôtel Fontana, tiré d’un échange véridique notoirement immortalisé par Mladić [1] où ce dernier discute en serbo-croate avec des représentants de la ville devant le colonel déboussolé, incapable de participer à l’échange. « Parlez en anglais », ordonne-t-il plus tard à Karremans lorsque celui-ci discute avec ses troupes, question de pouvoir réguler la teneur de ses propos, mais aussi de conserver sa perspective omnisciente sur les événements. Toute la scène constitue à ce titre un terrifiant portrait de la subordination des forces internationales aux troupes génocidaires, et elle se termine par l’image tristement emblématique du leader néerlandais qui allume servilement la cigarette de son homologue serbe.
Les questions de mobilité distinguent aussi nettement les deux groupes. Là où le mouvement des Serbes est linéaire, coordonné, implacable, celui de leurs victimes est tristement erratique, particulièrement celui d’Aida, qui, fidèle au titre, passe le plus clair de son temps à courir vainement à la recherche d’une aide élusive pour sa famille. Même les poussées migratoires sont entièrement provoquées par les Serbes, qui repoussent les Bosniaques musulmans jusqu’à Potočari rien que pour les y cueillir plus tard devant les yeux fuyants des forces dépêchées pour leur protection. Leur puissance s’exprime aussi dans l’acte de soutien du regard, dans l’art insolent de toiser, grâce auquel ils s’imposent impérieusement face aux prunelles évasives de leurs opposants castrés. Cette asymétrie est mise en évidence dans chacune des scènes impliquant les forces onusiennes et les génocidaires serbes, qui guettent avec défiance les réactions molles ou négligentes provoquées par leurs infinies transgressions (attouchements des femmes, pénétration de la base onusienne, capture, interrogation et exécution systémique des réfugiés). Le film effectue en somme un constat d’échec total du pouvoir coercitif et humanitaire de la communauté internationale qui, aujourd’hui comme hier, s’avère incapable de regarder le Mal en face et lui dire non.
S’il brutalise le spectateur en le soumettant à l’autorité des monstres, c’est que le film tient à souligner sa complicité tacite dans toutes les violences génocidaires dont il observe de loin le déroulement. C’est aussi pour cultiver le souvenir des atrocités commises par les forces de l’oubli, pour contrebalancer leur pouvoir d’effacement auprès des peuples « élus » par leur colère. L’enjeu du souvenir est donc central lui aussi dans la diégèse, se déclinant notamment dans la vanitas liminaire, où les fils et le mari d’Aida se substituent à la nourriture pourrissante de la peinture classique, mais aussi dans l’importance narrative accordée aux photos, qu’elles soient brûlées, ramassées à la hâte ou retrouvées dans un appartement confisqué. Le film génocidaire possède toujours une fonction de mémoire, et c’est certainement le cas ici : non seulement l’œuvre de Žbanić dresse-t-elle un portrait ponctuel de l’apathie onusienne ; elle constitue surtout une énième leçon d’histoire visant à ébranler la posture amnésique de l’imaginaire occidental, qui peut-être un jour reconnaîtra sa propre monstruosité dans la monstruosité des tueurs dont il cautionne si volontiers la violence.
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