En documentaire, on parle souvent de cinéma du réel. Mais la notion de « réel » est très élastique et il y a autant de types de documentaires parlant du réel qu’il existe de documentaristes. Pourquoi ? Parce que, malgré certaines apparences d’objectivité, le documentaire reste un art subjectif, étant le fruit de la vision et de l’imaginaire d’un individu donné. Par conséquent, la vision de ce « réel » — c’est-à-dire la façon de le voir, de l’envisager, de le filmer et de le présenter — est donc forcément elle aussi teintée par cet individu.
Si la subjectivité est plus apparente dans certains types de documentaires, comme celui qui cherche à démontrer une thèse et à transmettre une revendication ou un commentaire politiques (les films de Michael Moore viennent entre autres à l’esprit), cette subjectivité est beaucoup plus subtile dans d’autres types de documentaires, comme ceux qui préfèrent laisser parler ce réel tout seul, ou presque, par les images et les situations filmées (les films de Frederick Wiseman, par exemple). Il n’en reste pas moins que des choix précis sont faits par le ou la documentariste pour offrir un témoignage sur son sujet et sur le « réel » observé, par ce qu’il ou elle perçoit de plus juste, de façon à ne pas commenter directement ceux-ci, mais plutôt à émettre une impression, à donner un état des choses de ce qu’il ou elle aura vécu au contact de son sujet.
Parmi ces documentaristes-témoins, il y a des cinéastes comme Steve Patry, pour qui la notion de subjectivité est à son plus discret et la notion de « réel » est comprise dans son sens le plus primaire : il filme la réalité crue, dépouillée jusqu’à révéler son essence la plus pure. Sans fard. Sans effet de manches. Sans sensiblerie ni sensationnalisme. Telle qu’elle existe dans toute sa cruauté et toute sa beauté ô combien éphémère. Sans aucun jugement, sans aucun commentaire, ni dans la façon de filmer, ni dans les effets de montage. Le cinéaste pratiquement effacé derrière sa caméra.
Animé d’une grande conscience sociale, il avait abordé ses deux admirables films précédents, De prisons en prisons (2014) et Waseskun (2016), avec cette même approche de respect, de réceptivité, de mise en confiance, d’effacement, d’humilité qui laisse toute la place au sujet pour s’exprimer et se déployer. C’est une approche qui requiert de la finesse — et du temps, ce qui est de plus en plus rare dans le documentaire. Avec Tant que j’ai du respir dans le corps, grâce aux intervenants de l’Équipe mobile de référence et d’intervention en itinérance, ou EMRII, il a pu bénéficier d’un certain coup de pouce, d’une porte d’entrée privilégiée auprès des itinérants dont il a fait le sujet de ce troisième long métrage, ce qui lui a permis d’accélérer un peu les choses pour établir ces liens de confiance. Le film qui en a résulté arrive comme une véritable décharge électrique pour le spectateur. Une décharge nécessaire.
À voir défiler tous les poqués et les maganés de la vie (comme on peut les appeler trop souvent avec ce ton de pitié faussement compassionnelle ou de bienveillance condescendante, mais vaguement rebutée) dans Tant que j’ai du respir dans le corps, on réalise rapidement à quel point il peut être facile de repousser ces gens du revers de la main, de les ignorer, de les négliger — de les déshumaniser, quoi. C’est facile parce qu’ils le sont, rébarbatifs. Par leur physique déglingué, leurs délires, leur agressivité. C’est facile de ne pas avoir envie de les écouter dans leurs hallucinations, leurs paranoïas ou simplement leur souffrance, leur misère, leur désarroi. C’est facile de vouloir changer de trottoir dans la vie réelle. C’est même facile de les entendre, puisque leurs cris ou leurs élucubrations troublent et dérangent. Mais les écouter ? Les écouter vraiment ? Ça, c’est toute une autre paire de manches !
Mais voilà que les intervenants de l’EMRII les écoutent, eux. Et voilà que Steve Patry les accompagne et les écoute lui aussi. Et voilà que d’avoir l’occasion de les écouter à notre tour, grâce à ce film difficile, mais bouleversant et surtout essentiel, voilà que ça change tout, pour nous, spectateurs. Ces itinérants ne perdent certes rien de leur caractère marginal, mais ils ne sont plus les « poqués » et les « maganés » qu’on cherche à éviter dans la rue. Ils ont une voix. Et, comme pour chaque être humain, une histoire réelle, valable, importante se cache pour chacun d’entre eux derrière toute cette immense détresse.
Si Steve Patry ne porte aucun jugement sur les gens qu’il filme, il est intéressant de constater qu’il en va de même pour les intervenants — travailleurs sociaux, médecins, policières — qui œuvrent auprès des sans-abri. Jamais de jugement, jamais de mépris chez eux, mais plutôt un désir palpable de vouloir aider et accompagner ces marginaux, d’essayer d’améliorer leur condition dans un respect absolu de leur mode de vie.
Le film expose avec une évidence désarmante cette clé étonnante du travail des intervenants. Sans rien connaître de ce genre de boulot, on pourrait être porté à imaginer qu’il faut tout faire pour sortir les itinérants de la rue, jusqu’à les forcer à consulter des médecins, à fréquenter les lieux d’hébergement, à se reprendre en main. Après tout, c’est « pour leur bien »… Mais ce serait refuser de reconnaître le fait que l’itinérance est réellement un mode de vie, sûrement non prévu et non désiré (au moins à l’origine) chez la plupart, mais néanmoins concret, avec ses règles, ses problèmes, ses défis et même, envisagé sous un angle particulier, ses avantages.
Pour certains, c’est en effet un mode de vie cultivé et revendiqué, comme une forme d’indépendance absolue arborée avec fierté à la manière d’une armure. C’est le cas pour Gilles, par exemple, asocial extrême autoproclamé qui refuse systématiquement toute mention d’un lit chaud dans un refuge pour quelques heures, trop en colère contre un Système générique qui lui a tout volé dans la vie et qu’il craint toujours de façon morbide.
Pour véritablement apporter soutien et réconfort à ces gens démunis, c’est par le respect que les intervenants y parviennent, à commencer par un respect des nombreuses problématiques de ce mode de vie ainsi que des choix qui s’y rapportent et qui diffèrent pour chacun. Savoir répondre et réagir franchement, sans détour, en remettant même souvent à leur place ces laissés-pour-compte désolés ou enragés, afin de les encadrer sans les restreindre ou les contraindre, est une valse d’une infinie délicatesse qui requiert un doigté, une nuance, mais aussi une fermeté et un altruisme quasi surhumains.
Avec ses longs plans filmés caméra à l’épaule dans le cruel hiver montréalais, Steve Patry laisse tout cela se révéler de soi, avec une réserve remarquable. Et quand il attrape un intervenant qui ne peut s’empêcher de laisser échapper quelques mots bien sentis sur la température glaciale, alors qu’il ne passe que quelques minutes dans le froid, le cinéaste nous permet d’apprécier en douce le fait que les itinérants transis qu’il nous a fait connaître depuis le début du film, eux, vivent pour la plupart chaque jour dans ce vortex polaire, presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Par des moments comme celui-ci, Steve Patry nous fait prendre conscience de l’ampleur de cette réalité. C’est la dignité humaine qui intéresse le cinéaste et c’est ce qu’il filme dans chaque séquence.
Dans un autre moment, qui s’avère l’un des plus beaux et poignants du film, il retrouve Frank, qu’on a vu jusqu’ici se débattre désespérément avec son alcoolisme. Il est chez lui, calme. Il s’affaire tranquillement, bien que légèrement vacillant, à plier les nouveaux vêtements qu’il vient d’aller acheter dans une vaste friperie avec une intervenante et une policière accompagnatrice. Il plie chaque morceau avec soin, les range dans sa commode, se débarrasse du sac maintenant vide en l’envoyant valser dans son petit garde-robe, puis s’assoit à sa petite table et s’allume une cigarette. Son visage est dénué de toute expression. Il n’est ni heureux, ni mécontent, ni angoissé dans ce moment précis. Il est simplement là, au présent, détendu, dans sa chambre minuscule. Minuscule, mais bien à lui. Il ne dit rien. Le cinéaste qui le filme ne parle pas non plus. C’est un moment ordinaire d’une vie pas si ordinaire. Un moment qui, dans son extrême simplicité, en dit long sur les hauts et les bas de ce mode de vie.
Quel contraste avec Gilles, toujours agité, dont la violence est d’abord dirigée contre lui-même, bien pire que tout ce qu’il peut éructer contre les autres et contre le Système ou le Gouvernement ! Gilles qui trouve que la pire chose chez lui est son corps humain, une chose qui n’existe que pour être abusée, selon lui. Au-delà des bravades et des déclamations de Gilles, Patry capte aussi ces moments où il se révèle de façon absolue, ces moments qui permettent de comprendre à quel point ce dernier vit en fait constamment dans le passé et s’y complaît à un point tel qu’il lui est quasi impossible d’accepter d’être aidé.
Ailleurs, un autre itinérant explique qu’il veut mourir, mais que, paradoxalement, il ne sait pas comment se tuer parce qu’il ne veut pas souffrir. On réalise alors que Tant que j’ai du respir dans le corps est un film de paradoxes parce que les vies auxquelles il s’intéresse sont des vies de paradoxes. Vouloir mourir, mais ne pas vouloir se tuer par crainte de souffrir. Ne pas vouloir parler de ses pensées suicidaires par peur d’être interné, ce qui serait pire que de mourir ou de rester dans la rue. C’est le paradoxe des dépendances : vouloir arrêter parce qu’on comprend que c’est mauvais pour soi, mais aussi être incapable de ne pas continuer. Les intervenants aussi sont aux prises avec leurs propres paradoxes. Il est difficile de vouloir aider ou sauver des gens qui ne veulent pas toujours l’être. Mais il est aussi difficile d’aider des gens qui, malgré leur désir d’être aidés, comme Frank, sont déjà rendus trop loin dans leur chute.
Je reviens à la facilité du début de cet article, cette facilité qui permet d’écarter de notre vision du monde des gens qui ne rentrent pas dans les normes. Il est facile d’imaginer comment certains esprits ultraconservateurs voient les démunis comme une perte de temps et préfèrent les laisser à eux-mêmes. Après tout, avec « ces gens-là », on fait constamment trois pas en avant et dix en arrière. Le film est extrêmement éloquent sur cette réalité des intervenants qui doivent constamment réitérer les mêmes choses. Il faut une force colossale pour oublier l’agressivité ou la déchéance (ou plutôt pour passer par-dessus), affronter ces vies difficiles et vouloir les aider à tout prix, jour après jour. Parce qu’il s’agit bien de ça, évidemment : on ne peut pas laisser des gens démunis à eux-mêmes parce que cela équivaut à nier leur humanité et leur dignité. Alors malgré les difficultés, il faut réaliser qu’ils sont bien là, qu’ils existent et qu’ils vaillent aussi la peine qu’on s’occupe d’eux, qu’on s’intéresse à eux. Avec ce film, Steve Patry offre un témoignage en ce sens qu’il est impossible d’ignorer.
Il apparaît intéressant, en guise de conclusion, que le titre anglais du film s’avère être complètement l’inverse du titre français original. I Might be Dead by Tomorrow peut sembler, à première vue, une traduction adéquate de Tant que j’ai du respir dans le corps. Effectivement, au moment précis où ce respir cessera, la mort sera là. En ce sens, les deux titres expriment de façon éloquente cette précarité de la vie en général et celle tellement plus aiguë de la vie dans la rue. Mais alors que le titre anglais déclare que la mort guette à tout moment, que la possibilité est extrêmement vive qu’un des protagonistes ne se réveille pas le lendemain, que les protagonistes s’attendent même à trouver la mort d’un jour à l’autre, le titre français, lui, déclare que les protagonistes veulent quand même vivre, justement, aussi longtemps que possible, tant que leurs poumons pourront continuer à pomper de l’air. Au réalisme fataliste ou pessimiste du titre anglais s’oppose l’espoir et l’optimisme désespéré du titre français. Et même si c’est un hasard total que ces sentiments opposés s’expriment dans une langue plutôt que l’autre (il ne faudrait surtout pas y lire quelconque conspiration langagière symbolique que ce soit), il reste que cette étonnante dichotomie en dit long sur ce que le film exprime — comme si le film lui-même embrassait tous les paradoxes qu’il contient et résistait à toute définition contraignante unique, à l’instar de ses protagonistes remplis de contradictions si profondément humaines, dont la réalité même de leurs existences envers et contre tous envoie un doigt d’honneur à la défaite, à la mort.
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