Le jour elle arpente la plage, le regard vers le sol, elle fouille dans la boue pour y dénicher des fossiles ; le soir, à la lumière de la bougie, elle époussette minutieusement, gratte la pierre, avec douceur, pour bien en découvrir la surface, l’empreinte d’un autre temps. Pour l’accompagner, il n’y a que les sons de la mer, ceux de ses outils heurtant ou effleurant la roche, parfois la parole de sa mère, mais nous entendons surtout le silence d’une solitude entièrement dévouée à son travail. Nous reconnaissons en cette Mary Anning, paléontologue au début du 19e siècle, la Kate Winslet de Mildred Pierce, celle qui confectionnait des tartes pour se créer un espace à soi, en dehors du monde des hommes, de son mari qu’elle quittait.
Ici aussi, Kate Winslet a sa boutique, où elle vend aux touristes des bibelots fabriqués avec soin, mais sa réputation en tant que paléontologue demeure secrète, les femmes à cette époque ne pouvant pas faire partie de la Société Géologique de Londres. Dans les premières images, des mains d’hommes apportent un large fossile, identifié comme un « Sea Lizard found by Miss Mary Anning ». Déposée sur son socle dans un musée, l’étiquette est remplacée et la pièce exposée devient un Ichtyosaurus, présenté par H. Hoste Henley Esquire, un homme, avec son titre de noblesse, et le vocabulaire scientifique lui octroyant l’arrogance de son pouvoir. À ses pieds, pendant qu’il s’approprie le travail de Mary Anning, une servante lave le plancher qu’il foule ; en quelques plans silencieux tout est dit.
Le monde est gris, terne, rocailleux, l’atmosphère est lourde, et jamais Kate Winslet n’a semblé aussi refermée, jamais ses traits n’ont été aussi durs. Elle qui joue à merveille la sensualité, qui vibre souvent d’une énergie lumineuse, ou qui se hisse grande et fière au-dessus d’un monde qui la méprise, elle fait ici de son corps une roche — non pas inerte, illisible, elle n’est pas de ces acteurs ou ces actrices qui font du non-jeu une forme d’expressivité, mais une roche qui, comme celles qu’elle recueille dans son travail, porte la trace du temps, la marque de son identité. Les ammonites se dévoilent à celles qui savent regarder, qui accordent suffisamment d’attention à la pierre pour en révéler les secrets. Ces premières scènes sont des plus émouvantes, tant ce contraste entre ce personnage et les rôles précédents de Kate Winslet souligne la résignation ; cette fois, elle ne peut pas transformer la tristesse sous-jacente, présente dans presque tous ses rôles, en une force d’agir capable d’ébranler le monde. Elle poursuit son travail, bien sûr, il est d’une importance capitale, elle s’y investit entièrement, mais elle sait aussi que sa place ne pourra et ne sera jamais reconnue.
Le deuxième film de Francis Lee (après God’s Own Country) sortant à Montréal un an après le Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, il est pour le moins difficile d’éviter la comparaison : ici aussi, Mary Anning rencontrera une autre femme, Charlotte Murchison (Saoirse Ronan), l’épouse d’un géologue venu l’observer dans son travail, toutes deux trouvant en la présence de l’autre une échappatoire temporaire au monde des hommes ; ici aussi, la durée de leur rencontre est prédéterminée, Charlotte devant retourner à son mari après quelques semaines ; ici aussi, leur romance se déroule le long d’une côte, près des falaises, et pendant une scène, Kate Winslet tracera sur papier les traits de son amante (un moment qui rappelle aussi Titanic, mais dans une belle inversion où cette fois Kate Winslet n’est plus l’objet du regard, mais celle qui permet à l’autre de vivre à travers le sien) ; ici enfin, le tout se terminera dans une salle d’exposition, autour du fossile de Mary Anning plutôt que devant une peinture. Cela dit, ces similitudes demeurent relativement superficielles puisque Lee, avec ce film biographique spéculatif (nous ne savons rien de la vie amoureuse de ce personnage historique) montre plutôt à quel point il peut être difficile de s’ouvrir à l’amour, comment, après ce qu’on devine être presque toute une vie passée en retrait du monde, à s’intéresser à des objets d’une époque révolue, il faut un travail sur soi des plus ardus pour accorder à l’autre sa confiance, pour trouver dans le présent, enfin, une lueur d’espoir. Que cette Mary Anning soit interprétée par Kate Winslet, elle que j’ai déjà présentée comme une poétesse de l’amour, confère au film, comme je le notais plus haut, toute son émotion : il y a quelque chose de particulièrement poignant dans le fait de voir cette star s’étonner de ses propres sentiments, retenir des regards, des gestes, par peur de ses émotions, pour finalement accepter la présence de Saoirse Ronan à ses côtés, et ce qu’elle peut lui apporter.
Ce trajet émotionnel est souligné par un travail sur les couleurs, venant peu à peu s’imprégner dans l’image pour chasser le gris, de même qu’une musique remplace progressivement le silence, alors que dans le cadre les actrices se rapprochent, cessent d’être séparées par une large étendue vide. Le film demeure assez austère malgré une certaine sensualité (Lee joue bien sur le son, les textures), ce qui finit par plomber quelque peu le récit, comme si le cinéaste soulignait tellement que leur amour est condamné à l’avance qu’il n’arrivait pas à bien rendre la prégnance, la beauté de leur rencontre, ce qu’elle peut avoir de libérateur, d’enivrant, sur le moment. C’est là où la comparaison avec le Sciamma blesse, car c’était bien là l’une des grandes qualités de ce film, savoir créer un espace pour ses actrices, pour leur amour, dans ce qu’il a de plus puissant — se sentir vivre, enfin, par les yeux d’une autre capable de nous voir comme personne d’autre ne le peut, et comment la caméra accordait aux actrices ce que les deux personnages s’accordaient l’une l’autre, c’est-à-dire rien de moins que l’existence. Dans Ammonite, malgré deux actrices aussi magistrales qu’elles peuvent l’être, ce sentiment n’arrive pas à percer l’austérité de l’ensemble, et le récit finit par en souffrir.
Il faut dire aussi que le mélodrame repose en partie sur le fait que Charlotte, au final, n’arrive pas à bien comprendre Mary Anning, et que comme dans tout bon film « de » Kate Winslet, celle-ci découvre qu’elle est plus seule que jamais, que l’alternative qui s’offrait à elle se solde sur un cul-de-sac. Mais contrairement à un Little Children, par exemple, où sa relation adultère avec Patrick Wilson ne peut pas déboucher sur un avenir parce que lui demeure trop irresponsable, éternel adolescent incapable de choisir et de s’engager dans une direction, ici il est difficile de blâmer Charlotte pour son aveuglement partiel tant elle agit selon ses convictions. C’est en ce sens le plus beau des mélodrames, celui où les personnages doivent prendre conscience que ce qui les sépare tient aussi à ce qui les rapproche, et que pour être fidèles à elles-mêmes elles doivent refuser leur avenir en commun. Ce n’est pas tant le monde des hommes qui les sépare, même si c’est ce monde qui a fait de Mary Anning la personne qu’elle est, mais bien leurs individualités. Tout cela, Lee le résume en un dernier plan foudroyant, un simple cadrage des plus éloquents qui clôt son film sur une note parfaite.
Et encore une fois, Kate Winslet aura été celle qui nous ouvre les portes d’un autre monde, qui trouve dans les conditions de son existence des possibles, des alternatives, avant de devoir retourner à sa tristesse. Il ne s’agit pas d’une résignation, à bien y penser, cette douleur étant plutôt l’expression de sa lucidité, de son regard qui nous révèle la médiocrité, et même si elle n’arrive pas toujours à y échapper, il y a au moins, dans ce regard, une forme de liberté par l’esprit, qu’elle peut nous apprendre du moment qu’on prend le temps de scruter son corps — tout est là pour celle qui veut bien voir. Comme on le disait autrefois de Fritz Lang, il faut aimer Kate Winslet.
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