DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Mon amour (2020)
David Teboul

Quelle taille pour l'amour

Par Sarah-Louise Pelletier-Morin

Le plus récent film de David Teboul, présenté dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire, annonce dès son titre la relation d’intertextualité qu’il entretient avec Hiroshima mon amour (1959) d’Alain Resnais. L’image liminaire de Mon amour, deux corps nus enveloppés d’une pellicule de sel, fait un clin d’œil explicite à la première scène du film sorti soixante ans plus tôt.

Le documentaire s’ouvre sur une logorrhée, celle de Teboul racontant l’histoire de l’homme avec qui il a été en couple pendant dix ans, Frédéric Luzy, mort d’une overdose le 16 décembre 2007, soit quelques mois après leur rupture. Les premières images du film recopient un message-texte envoyé par Frédéric, peu de temps avant son décès :

 

« David, je me sens vide, orphelin et dans une grande solitude. Aujourd’hui, je me suis surpris à penser des choses très étranges par rapport à ma mégalomanie vitale, celle que j’ai dû créer très tôt pour me convaincre de survivre à tout prix, comme inventer une aspiration et des désirs très hauts, pour ne pas me laisser mourir à ma naissance à cause d’un environnement familial hostile.

C’est étonnant ce qu’il faut inventer pour ne pas se résigner à seulement bouffer, boire, chier et pisser, sortir de l’animalité. Mon problème est de ne jamais vraiment savoir ce que je désire vraiment et d’avoir des désirs tellement variables et inconciliables. »

 

Le point de départ du film est la culpabilité d’un homme qui n’a pas pu sauver l’être qu’il aimait passionnément. C’est l’impuissance, érigé en échec et chanté sur un mode élégiaque, d’un homme qui en voyait un autre tenter de « ressusciter à chaque matin », et qui s’abandonne à la nuit. Car au bout d’un suicide aussi lent, la mort ne peut-elle en effet que se présenter sous les apparences d’un long sommeil ? Le documentaire dévoile, pièce par pièce, en avançant tranquillement, les détails liés à leur rencontre, à leur amour tumultueux et aux jours suivants la mort de Frédéric.

Plus qu’un film sur l’amour, Teboul nous livre une œuvre sur le deuil. Le ton, on l’aura compris, est lyrique, et s’il était poète, le cinéaste aurait sans doute commis des sonnets. Ce lyrisme s’entend d’abord dans les textes eux-mêmes, très beaux, d’Anne Baudry, mais aussi dans la voix du narrateur, qui semble atteinte physiquement par la perte. Certains passages sont bafouillés, si bien qu’on y perd quelques mots. Or ce qu’on perd en compréhension se gagne ailleurs en vérité – une vérité désarmante qui ressort précisément de cette imperfection. Cette narration balbutiée, empêchée, traduit en effet la souffrance avec une grande justesse, ce qu’un discours lisse et articulé aurait manqué à communiquer.



 

Formellement, les scènes qui juxtaposent des images aux textes lus par Teboul sont les plus « essayistiques ». Ces plans font naturellement beaucoup penser à l’esthétique des pionniers du cinéma d’essai (comme Jean Rouch ou Chris Marker, lequel a d’ailleurs tourné en Sibérie), et à tous ceux qui s’inscrivent après eux (on pense, plus près de nous, à Loïc Darses et à sa Fin des terres (2019), ou encore au très poignant Tu as crié LET ME GO (1997) d’Anne-Claire Poirier.)

Certains extraits de dialogues célèbres d’Hiroshima mon amour sont introduits dans la narration et viennent ajouter une couche sémantique supplémentaire au documentaire : « Cette ville était faite à la taille de l’amour. Tu étais fait à la taille de mon corps même. Qui es-tu ? Tu me tues. […]. » Mais à la différence de Resnais, Teboul campe son Hiroshima en Sibérie. C’est effectivement en terre bouriate qu’il nous entraîne, après les quinze premières minutes narratives qui agissent comme un prologue. Le réalisateur part alors à la recherche des différentes formes, des « géométries », de l’amour : comment conçoit-on le couple, la passion, la tendresse, dans ces villages dépeuplés, hantés par le passé soviétique ? Quelle est la taille de l’amour en Sibérie orientale ? Aime-t-on à Paris comme on aime à Taksimo ? Que fait la taïga à la topologie du désir ?



 

L’articulation entre le territoire et l’amour se rencontre dans une phrase qui revient de manière récurrente dans le film, en agissant comme un leitmotiv. Ce motif se retrouve dans la réponse qu’offrent plusieurs personnages à Teboul lorsqu’il les interroge sur la façon dont le temps a transformé leur sentiment amoureux : « à quoi bon parler du passé s’il n’existe plus ? » Le rapport à l’amour des personnages interrogés semble ainsi calqué sur leur rapport au pays, qui rencontrent tous deux une sorte de tabou : ainsi, on se tient aussi loin des souvenirs heureux d’un ancien amour, fait d’un passé impossible à restaurer au présent, que des souvenirs douloureux associés aux espoirs qu’a suscités le régime communiste.

L’une des idées les plus fortes du film se trouve d’ailleurs dans cette façon de penser l’amour comme un récit — construit, reconstruit — du passé. C’est bien là, suggère-t-on, toute la part de fiction, mais aussi de liberté, qui loge dans le sentiment amoureux. De fait, le voyage en Sibérie apparaît comme une quête de reconstruction narrative pour le réalisateur ; à travers ces rencontres, il s’agit d’aller chercher d’autres récits, et de trouver des réponses aux questions laissées ouvertes par la mort de Frédéric : « Il faut aller ailleurs. Superposer un autre passé à mon passé. Interroger la mémoire des autres pour que la nôtre réapparaisse. »

Les entrevues sont filmées dans le décor toujours modeste d’une cuisine ou d’un salon. Le cadre est simple, mais cohérent, notamment parce qu’on retrouve d’une demeure à l’autre la même lumière chaude, qui a toutes les apparences d’un soleil déclinant de fin d’après-midi d’hiver. Ces scènes tranchent par leur luminosité et par leur exiguïté avec le blanc sec et la vastitude des images extérieures. La dimension pittoresque des espaces domestiques, qui semblent avoir été figés dans une autre époque, proprement soviétique, accorde à ces images une photogénie qui n’a rien à envier aux paysages extérieurs. Le choix de la Sibérie semble au demeurant avant tout esthétique, comme l’explique le réalisateur, qui se dit attiré par « cette pureté qui dépouill[e] le ciel et la terre ». Difficile, en effet, d’imaginer un décor plus cinématographique que ces montagnes encerclant le lac Baïkal, les images de toundra, les espaces blancs, immaculés, désertés de toute vie humaine, viennent résonner avec la solitude du personnage : « Il fallait que je parte vers une terre sans limite. […] J’avais envie de me fondre à la nudité du paysage. Je voulais me sentir envahi par le vertige que je n’en ferais jamais le tour. Ce pays est plus grand que la terre, plus grand que la mort. Le désir d’en finir là, au bout du bout. » Au bout de cette étendue, c’est l’espoir d’une « nouvelle virginité » qu’entrevoit Teboul. Mon amour est un film sur le recommencement, à la fois conjuration du passé mortifère et convocation de l’année zéro.



 

Les talents d’intervieweur de Teboul réussissent à faire naître des témoignages bouleversants ; je ne saurais trop insister, en outre, sur la façon dont l’intimité passe par la mise à l’avant-plan de la dimension sonore du film. Le montage, qui joue sur la rupture entre le son et l’image par un travail acousmatique (on entend les protagonistes sans les voir), en vient à attirer l’attention sur les souffles, les respirations, les sanglots, les agitations du corps. Ces sons donnent en effet à imaginer le corps de celui ou celle qui parle, si bien que ces sons nous donnent, pour ainsi dire, à « ressentir » les états de corps, peut-être davantage que si ces corps étaient filmés en acte. C’est d’ailleurs souvent dans les moments les plus sensibles, les plus émotifs, des entrevues qu’on quitte les visages (par exemple, au moment où un homme sanglote, alors qu’il raconte le meurtre de son beau-père, ou encore lorsqu’un autre personnage, dont on n’entend que les gestes agités et tremblants, décrit la façon dont il était battu par sa mère dans son enfance.) Le regard semble inspiré par une certaine pudeur, à la manière d’un enfant qui se retirerait pour ne pas humilier son père en train de pleurer. En plus de désamorcer la dimension pathétique du sujet, ce montage en vient également à évoquer l’impossibilité de la représentation, à pointer ce reste qui ne passe pas à l’écran, et à rendre compte de l’impossibilité de restituer le passé au présent. L’influence d’Hiroshima mon amour apparaît, encore ici, centrale ; les deux films se rencontrent en effet dans leur ambition de filmer le manque, de faire entendre le silence, de pointer l’indicible. À ce sujet, Marguerite Duras écrivait dans ses entretiens sur le cinéma : « C’est par le manque qu’on dit les choses, le manque à vivre, le manque à voir. C’est par le manque de lumière qu’on dit la lumière, et par le manque à vivre qu’on dit la vie, le manque du désir qu’on dit le désir, le manque de l’amour qu’on dit l’amour ; je crois que c’est une règle absolue.» [1]


Le sentiment amoureux relève d’un paradoxe, en ce sens qu’il est universel, mais qu’il prend des formes toujours uniques d’une personne à l’autre, d’une relation amoureuse à l’autre. Le film trace ce paradoxe, en appuyant sur les similitudes et les différences des histoires amoureuses qui nous sont racontées. Si certaines histoires sont charnelles et passionnelles, d’autres sont tumultueuses et conflictuelles. Certains couples abordent l’amour sur un mode solennel, voire religieux, comme s’ils investissaient à l’âge adulte l’attachement dévot d’un enfant à sa mère, alors que d’autres envisagent plutôt l’amour comme une température, une fulgurance.

Dans son pendant désenchanté, l’amour ressemble tantôt à une amitié profonde, tantôt à une relation d’équipe : un lien pratique entre deux êtres, pour qui la vie à deux signifie avant tout partager les tâches domestiques, élever les enfants, subvenir aux besoins financiers. Et quand l’amour se trouve ainsi ossifié, réduit à son substrat déromantisé, conjugalisé au point de devenir presque imperceptible, on est en droit de se demander : comment l’amour peut-il résister au temps ?

En cela, le scénario tranche, d’une certaine manière, en proposant une fin consolatoire. Car si le premier couple présenté dans le film ne croit plus en l’amour (« je n’ai jamais compris ce que c’était l’amour. [silence] L’amour, c’est de s’habituer à quelqu’un », énonce l’une des protagonistes), le dernier tableau du film retrace quant à lui la vie paisible d’un couple très âgé, qui a été bercé par un amour fusionnel, dénué du « tumulte d’angoisse », pour reprendre la belle formule de Roland Barthes.



« La consolation ne relève pas du même geste [que la réparation]. Réparer, c’est remettre en état de marche, pallier une défaillance, combler un manque. La consolation ne comble rien : elle constate une perte, elle tisse un lien intersubjectif, elle ouvre une perspective. » [2]

 

Ce n’est pas que la fin du film qui se veut consolatoire, mais bien le film dans son intégralité. Cette démarche de consolation se comprend mieux, d’ailleurs, dès lors qu’on envisage cet essai cinématographique à l’aune de son caractère romantique. L’épithète est ici à entendre dans son sens premier, dans son acception proprement littéraire, qui pense le romantisme comme une façon de se représenter le monde à travers l’exaltation d’un sujet mélancolique, et qui trouve son inspiration dans les thèmes comme l’exotisme, l’amour, le deuil et l’infini ; autant de thèmes qui, faut-il le souligner, sont à la source même de la démarche créatrice de David Teboul. En fait, le héros de Mon amour — Teboul lui-même —, aurait pu être, à une autre époque, Goethe déplorant la mort du jeune Werther.

 

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Un énième film sur l’amour, certes, mais non le moindre, car la proposition du cinéaste est percutante. Elle trouve sa force dans la façon de traiter le thème de l’amour non pas comme une réponse, mais bien comme une question. Ainsi le narrateur en vient à poser ces questions : « Pourquoi aime-t-on ? Pourquoi arrêtons-nous d’aimer ? Pourquoi est-ce si douloureux d’aimer et d’arrêter d’aimer ? » Ces questions, lancées par le narrateur, nous sont in fine directement adressées.

La caméra ne cesse de suggérer ce renvoi au spectateur. En effet, lors des entrevues, la caméra semble moins intéressée à suivre les mouvements de celui qui parle, dont la voix devient acousmatique dès lors qu’on déplace le regard de celui qui émet l’information vers celui qui qui la reçoit — le mari ou la femme, par exemple, c’est-à-dire, l’observateur, cet autre, dans la pièce qui écoute. Cette posture de l’observateur est analogue, on l’aura compris, à celle du spectateur, qui se voit ainsi placé dans une relation de correspondance avec ces personnages.

 

*

 

Mon amour est un film long, lent, volubile, envoûtant ; le genre d’œuvre qui, à force d’ouvrir sur l’indicible, nous habite longtemps après son visionnement, puisque si le cinéma d’essai a une force indéniable lorsqu’il actualise les possibles de son art, c’est qu’il parvient à s’installer en nous comme une interrogation insistante ; il nous accompagne dans l’engouffrement.

 

 


[1] Duras, Marguerite. 2014. Le Livre dit : Entretiens de « Duras filme ». Paris : Gallimard, coll. « Les cahiers de la NRF », p. 40.

[2] Novak-Lechevalier, Agathe. 2019. L’art de la consolation. Paris : Éditions Stock, p.26.

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Critique publiée le 10 décembre 2020.
 
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BIOGRAPHIE
Sarah-Louise Pelletier-Morin est candidate au doctorat en études littéraires à l’UQÀM. Ses recherches portent sur la politisation du théâtre au Québec. Elle collabore à différentes revues québécoises à titre de chroniqueuse culturelle, essayiste et poète.