Écrire son histoire
Par
Sylvain Lavallée
Les drames historiques viennent toujours avec leurs lots de controverses, à propos de l’authenticité de la reconstitution, de la fidélité aux faits, des débats qui peuvent être fructueux tant que l’œuvre ne sert que de point de départ pour revisiter le passé, tant que cette comparaison entre la « vraie » histoire et celle filmée ne devient pas une jauge de la valeur de l’œuvre. Par exemple Selma, le troisième film d’Ava DuVernay, attaqué, en ces tristes temps de guéguerre politique pré-gala, pour son portrait « malhonnête » du président Lyndon B. Johnson (Tom Wilkinson) : un champion des droits civiques qui a signé le Voting Rights Act de 1965 (une loi supprimant les restrictions souvent imposées aux Afro-américains se présentant pour voter dans les états sudistes), DuVernay le représente plutôt comme réfractaire aux demandes de Martin Luther King (David Oyewolo), auxquelles il ne cède que sous la pression. Faux, peut-être, d’un point de vue historique, ce ne l’est pas nécessairement du point de vue de l’art : peu importe ce qui s’est vraiment passé entre King et Johnson, ce qui a vraiment motivé ce dernier à signer cette loi, comme spectateur, il faut se demander plutôt quelle vérité artistique, c’est-à-dire atemporelle, hors de l’histoire, DuVernay cherche a exprimé ainsi, et pourquoi cette vérité, aujourd’hui, semblait nécessaire à illuminer.
Il faut se demander, donc, pourquoi Selma en 2014? L’actualité américaine nous fournit sans doute une réponse évidente, comme si l’accumulation des victimes, de Trayvon Martin et Jordan Davis en 2012 à Michael Brown et Eric Garner l’an dernier, appelait une telle œuvre, qui pourrait à la fois réfléchir ce climat de tension raciale et restaurer une dignité bafouée. Il y avait toutefois un piège, comme dans tout appel au souvenir, celui de représenter des événements clos, refermés sur eux-mêmes, celui d’oublier que même si le passé est l’objet du souvenir, on se souvient toujours à partir du présent. Dans le cas de Selma, il fallait éviter d’utiliser une victoire passée pour panser une actualité douloureuse, ce qui équivaudrait plutôt à un aveuglement : représenter les accomplissements de King comme définitifs relèguerait les événements récents à des aberrations historiques, de vagues soubresauts malheureux mais au final mineurs d’un passé indéniablement révolu. Rien de cela ici, avec cette chanson demandant Where do we go from here? pour accompagner la procession finale, Selma se présente plutôt comme une étape notable dans une marche qui n’a pas encore atteint sa destination.
Évidemment, il ne suffit pas d’une chanson pour rendre compte du présent, il fallait aussi, et surtout, la fine complexité de la mise en scène de DuVernay, qui, malgré ses apparences simples, lisses, épouse puissamment le projet de Martin Luther King pour le proposer aux spectateurs contemporains. Car pour King aussi, il fallait s’adresser à des spectateurs, à leur conscience, celle des Blancs en particulier, en leur montrant qu’une démonstration pacifique, une marche de cinquante miles, de Selma à Montgomery, ne saura jamais être bien pacifique, la seule présence d’un rassemblement de Noirs suffisant à provoquer la colère des autorités, une violence inévitable que King espère diffusée dans les médias à l’échelle nationale. Voyez ces hommes, montre King (et DuVernay), ces Noirs, frappés en direct, abattus en coulisses, qui attirent cette violence simplement par leur présence, parce qu’ils marchent en silence. Voyez comme ils sont dignes, comme ils savent se tenir debout, voyez quels hommes ils sont, et comment vous les traitez pourtant. En somme, King cherchait à s’emparer des médias, d’un regard Blanc dominant, pour lui faire voir cette souffrance qu’il inflige.
Les médias eux-mêmes sont assez peu représentés dans le film, DuVernay illustrant plutôt l’omniprésence impérieuse du regard Blanc par les rapports de surveillance du FBI apparaissant superposés à l’image, dactylographiés : les informations ainsi fournies ne semblent souvent que redoubler l’image, l’authentifier du sceau de « fait vécu », la situer plus précisément dans le temps, mais ce faisant, le texte envahit l’écran, le recouvre d’un vocabulaire technique qui cache à peine son racisme, venant ainsi se heurter violemment à ce que DuVernay nous donne à voir, la pleine liberté de l’Homme. Dans les moments les plus intimes, un appel téléphonique au cœur de la nuit par exemple, alors que King cherche réconfort dans le chant majestueux d’une amie, le sceau du FBI surgissant à l’écran vient rappeler l’omnipotence de ce regard, son indécence, faisant du coup ressentir l’état de menace constante qui pesait sur King et, par extension, sur tous les Noirs américains.
Comment s’affirmer face à un tel regard hégémonique, comment revendiquer le droit de se représenter soi-même (de voter, d’élire ses semblables, etc.)? King propose le sacrifice, il envoie sciemment sa communauté se faire crucifier sur la place publique. Les images de cette brutalité prévue et avérée, douloureuses, sont paradoxalement annonciatrices d’une victoire (les consciences se réveillent bel et bien), le pire de l’homme se mêlant à ses plus beaux élans d’affirmation de soi – il faut voir ce regard si émouvant de King assistant à la télédiffusion en direct de l’événement, cet inextricable amalgame d’espoir et de désespoir, parfaitement rendu par Oyewolo (superbe tout du long). Cette scène, plus que toute autre, nous force à penser l’écart entre hier et aujourd’hui : dans Selma, la violence est appelée par les Noirs, acceptée, ils brandissent leur liberté pour se réapproprier l’instrument même de leur humiliation et ainsi le retourner contre leur agresseur, pour le forcer à voir, enfin. À Ferguson ou à New York, il n’y a toutefois aucun signe apparent de cette liberté, il n’y a que des victimes, des morts en vain, mais cette superposition du passé sur le présent cherche à montrer cet écart pour faire ressortir cette liberté fondamentale que l’on peine à voir dans les circonstances actuelles, une liberté d’être qui peut être brimée, violée, mais qui ne peut aucunement être subtilisée, arrachée.
Il fallait donc, pour exprimer ces idées, représenter un Président récalcitrant, indécis – et c’est ce qui a choqué : pour l’une des rares fois dans l’histoire du cinéma, une œuvre renverse le mythe tenace du Blanc Sauveur, celui qui nous a dit si souvent que les Noirs ne peuvent être sortis de leur misère que par celui qui l’a causée, le Blanc demeurant le maître d’une liberté qu’il peut prendre ou retirer à loisir. DuVernay remplace ce mythe par un nouveau, celui d’un Noir (des Noirs plutôt : le film montre bien qu’il s’agissait d’une action collective) si déterminé qu’il finit par faire plier « l’homme le plus puissant du monde », le Président américain. S’attaquer à la justesse historique de Selma, à son portrait de Johnson, c’est vouloir réaffirmer ce regard Blanc que DuVernay confronte, c’est refuser, pour une fois, de voir l’Autre par les yeux de l’Autre, ce qui, considérant la nécessité d’un tel regard aujourd’hui, est pour le moins tragique.
Et, s’il faut le préciser, parler en termes de mythe n’équivaut pas à s’aveugler volontairement aux « faits » pour accepter un « mensonge » qui nous conviendrait mieux; il s’agit, avant tout, d’exprimer une vérité humaine, artistique, qui serait voilée par une réalité malheureuse. Autrement dit, ce que Selma exprime, c’est avant tout ce droit de laisser un peuple, une communauté, se représenter et se penser lui-même, se créer ses propres mythes, écrire son histoire, pour ainsi prendre en charge son devenir en se défaisant de ce regard oppressant qui le détermine, voire, dans le pire des cas, l’anéantit, et espérer, un jour, être enfin perçu comme un égal.
Critique publiée le 26 janvier 2015.