DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Il n'y a pas de faux métier (2020)
Olivier Godin

D’amour et d’écureuils

Par Maude Trottier

Les films d’Olivier Godin forment une œuvre. Et j’affirme cela non seulement parce que l’on parle d’un corpus foisonnant, composé de courts et longs métrages, mais encore parce que d’un film à l’autre, se confirme, s’épanouit et se ramifie un regard impeccablement idiosyncratique. Aussi voir un film de Godin est-ce entrer dans un univers tissé de topoï, de récurrences, d’obsessions, voire de tics, qu’il s’agisse de choses dont on souligne le pouvoir de condensation (la cigarette fumée et donnée, le couteau, l’épée, la bougie, la plante), d’actions menées avec ou sans succès (converser au téléphone, écrire un scénario ou une lettre, appendre l’anglais, tomber amoureux, enquêter, rechercher ou protéger une personne) et plus généralement, de schèmes compositionnels ou actantiels  la quête de l’un et de l’autre  au classicisme brisé par la greffe de bouts de poèmes, d’insertions de musique, de pépiements d’oiseau et de contes, de rêves racontés, de divagations, de récits dans le récit. On s’y montre sensible à l’écriture si bellement travaillée des dialogues, à cheval entre Marivaux et Ionesco, Eustache et Ferron et on y revient, mû par l’étonnement et le rire. De fait, ce cinéma-là donne moins envie de généalogiser, ou de pérorer sur un état du cinéma québécois, que d’adhérer à sa virtuosité déjantée et au très grand plaisir qu’il nous offre, dans la recherche qu’il se tend à lui-même.

Il n’y pas de faux métier, cinquième long-métrage de Godin, s’ouvre sur une scène de pet qui enchaîne un dialogue entre un père (auteur du pet) et sa fille, à propos de la lettre « E » manquante dans le nom du groupe de musique préféré de la seconde, The Weeknd. « Je constate que la lettre sacrifiée forme un gouffre dans l’édifice musical du monde et que cette fin de semaine, piège de la liberté, annonce par la faute inquiétante que l’être qui porte ce nom est non seulement l’incarnation de cette fin de semaine qui ne connaît l’achèvement, mais un prophète du grand abîme, celui du divertissement, père modèle de la souillure de notre temps, champion du sperme sans conséquence, candidat numéro un aux grossesses indésirables… » Exemplaire de la loquacité féroce de toutes les autres joutes verbales que le film alignera, en sa structure fortement dialogique, ce petit morceau d’ouverture s’avère à vrai dire être une scène à laquelle rêve le personnage de Denzel Washington, lequel, nous affirmera-t-il, joue son propre rôle dans un sitcom, et auquel prête son physique et sa prosodie le comédien Fayolle Jean. Il n’y a pas de faux métier, c’est d’emblée et jusqu’au bout ceci : la circulation fluide et rythmée entre des registres de réalité et de fiction reposant sur la présence de l’acteur comme remédiation de l’écriture, circulation où se précise en retour un travail sur l’alliage de tons et de thèmes se situant entre le vulgaire et le fin, le burlesque et le sensible, la dérision et la fureur. De la sorte, c’est donc un mode d’écriture qui expose la réflexivité de l’écriture, en la prenant également comme sujet.

Marie-Cobra, récipiendaire d’une bourse, avance dans le développement d’un scénario qui se penche sur un poète ayant pour mission de désamorcer des bombes qu’un policier a quant à lui pour mission de protéger ; Rosaire, son ancien amoureux en l’occurrence prêtre, travaille à une conférence qui porte sur « les amours impossibles entre croyants et mécréants », mais qui a pour enjeu véritable ses propres amours impossibles avec Marie-Cobra ; Mélusine, vieille amie de la dernière, décide de se remettre à l’écriture d’une pièce de théâtre mettant en scène un vampire affublé d’un cancer de l’anus, ce qui, de l’avis de Rosaire, n’est pas du tout drôle. Autour de ces trois noyaux, de ces trois centres de gravitation, se déploie une galerie de personnages secondaires venant donner corps et prêter main forte aux élucubrations des premiers et je pense alors aux morceaux de bravoure que constituent les performances remarquables que révèlent les mises en abyme du film : en particulier, les retrouvailles entre Marie-Cobra (lumineuse et naturelle Tatiana Zinga Botao) et Mélusine (inventive et physique Leslie Mavangui) ; la scène où le père de Marie-Cobra (incandescent Jean-Marc Dalpé), vendeur de cigares de profession suppliant sa fille de lui donner le rôle du policier dans son film, affronte sa fille dans le rôle du poète ; ou lorsque Rosaire (subtil et renard François-Simon Poirier) s’entretient avec Doris d’amour et d’écureuils (vocale et vigoureuse Olivia Palacci) — « je suis amoureux de celle pour qui je brûle… avec qui j’ai déjà couché », se confesse Rosaire — ; ou encore, lorsque Denzel Washington feint un appel téléphonique auprès de Marie-Cobra parce qu’il désire jouer avec elle. De fait, la levée du texte par les acteurs est si forte qu’elle suscite l’envie de prosodier soi-même quand bien même l’on a à peu près jamais joué et que l’on est d’ordinaire moins sensible à une vision du cinéma centrée sur l’acteur (c’est mon cas). Cette levée puise dans l’oralité du conte, que Godin a exploré auparavant, notamment avec son complice Michel Faubert, et ce faisant, met en scène, forme, travaille une théâtralité vive dans le cinéma, sur laquelle insiste le minimalisme abstrait et la plasticité photographique des décors d’intérieur.

Il n’y a pas de faux métier présente un rythme plus accentué et dynamique qu’en Attendant Avril (2018), Les arts de la parole (2016) et Nouvelle, nouvelles (2014), ce qui semble aller de pair avec l’exploration de la farce et de la potentialité de certains mots vulgaires dont le film exploite l’onde de choc qu’ils produisent tout en cherchant à les vider de leur sens par des astuces formelles. Certains dont je suis préféreront la subtilité sibylline et le rythme plus posé des films précédents, mais je me doute que cette préférence est liée à une envie personnelle et contextuelle de mouvements plus lents. Il n’y a pas de hiérarchie des points d’entrée dans la filmographie de Godin, l’itérativité des formules est une répétition à propos du même qui n’est jamais le même et qui nous convie à ses fêtes comme à de fabuleuses décroches de réel. Une ivresse par la fiction, un sens de la voltige performative de l’écriture et du langage dont le besoin ne peut tout à fait se satisfaire et s’accomplir qu’en retournant à ces irrévérences inclusives, de façon ponctuelle.

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Critique publiée le 28 octobre 2020.