DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Vitalina Varela (2019)
Pedro Costa

L’œuvre au noir : l’alchimie monochrome de la résistance

Par Itay Sapir

Sans appartenir au genre historique qui porte ce nom, Vitalina Varela est triplement un film noir. Par son esthétique d’abord : c’est littéralement la couleur noire qui domine la quasi-totalité des plans, ce qui est peut-être l’aspect le plus immédiatement frappant de ce film dont l’apparence visuelle est si distinctive. Les scènes nocturnes d’extérieur alternent avec des intérieurs diurnes où une lumière forte est aperçue à travers une porte qui s’ouvre ou l’entrebâillement d’une fenêtre. Par ses protagonistes ensuite : toutes celles et tous ceux qui apparaissant à l’écran, sans exception, sont des personnes d’origine africaine qu’on a pris l’habitude d’appeler « noires » (bien que leur peau ne soit pas véritablement noire, tout comme celle des personnes « blanches » est loin d’être blanche). Par son ambiance enfin : une humeur pesante et triste domine le film, une atmosphère qui, pour utiliser plus explicitement le vocabulaire lié à la couleur noire, l’on peut qualifier de sombre et de mélancolique.

Un film noir, donc, voire un film sur le noir et sur la noirceur. Car ce n’est pas un hasard que le réalisateur Pedro Costa ait choisi de tout noircir, d’utiliser à la fois le sens littéral et les ramifications métaphoriques de cette couleur si fondamentale dans le langage, dans l’échelle de valeurs, dans la charge émotive et politique du monde « occidental ». En l’occurrence, c’est au Portugal que se déroule l’intrigue, et c’est son ancienne colonie, le Cap-Vert, qui est le lieu d’origine des personnages et l’arrière-plan de l’histoire lugubre (passant pour quelques minutes à l’avant-plan vers la fin du film).

Ce que Costa interroge et explore, c’est l’entrelacs de toutes ces significations du noir — comment leur lien n’est nullement fortuit — et, plus originalement encore, le potentiel subversif du noir sur un plan esthétique et épistémologique. Le noir, couleur négative par excellence dans l’imaginaire collectif — optiquement mais aussi moralement — et la base d’une sémantique raciste bien ancrée dans la culture, possède par là même le potentiel salutaire de devenir une négation active, une résistance, une dénégation de tout un système et peut-être même une abnégation, un renoncement à une certaine facilité (esthétique) pour pouvoir aspirer à une société nouvelle.

Cet usage du noir est original mais non pas inédit ; et son histoire ne se résume pas à la lutte antiraciste. L’épisode que je voudrais évoquer appartient plus généralement au contexte d’un combat contre un système et en faveur des altérités possibles. Tout se tient, après tout : si le noir traîne avec lui un tel bagage d’associations, de connotations, de calomnies, c’est que le racisme fait usage d’un imaginaire déjà bien établi et que celui-ci, à son tour et à l’envers, se nourrit des préjugés raciaux pour se complexifier et se rendre toujours plus retors et nocif.

L’épisode lointain en question appartient à l’histoire de l’art et a pour nom Caravage. Le peintre lombard arrive à la Rome papale au début de la dernière décennie du XVIe siècle et, avant d’y trouver des mécènes puissants, s’intègre parfaitement dans ce qu’une exposition récente appelait « Les Bas-fonds du baroque, la Rome du vice et de la misère » (Paris, Petit Palais, 2014). Or, ce qui est bien plus intéressant (car bien plus rare), c’est que la vie « hors-système » du peintre se solde aussi par un art hors-système, ou contre-système ; et l’outil principal de cet art, c’est le noir. Caravage qui, dans sa vie, conteste allègrement les normes de civilité, de sociabilité et de sexualité, subvertit dans son art l’esthétique qui est indissociable de la « bonne » société romaine. Pour le dire vite, il ne se conforme pas à l’art ostentatoire, débordant, savant et élitiste du style qu’on appelle aujourd’hui le Maniérisme et qui domine l’art que Caravage trouve à Rome en y arrivant ; il renonce surtout à la peinture chatoyante et lumineuse héritée de la Renaissance et rendue à des extrêmes éblouissants en cette fin-de-siècle. À la place, Caravage crée un art qui est dramatique mais étrangement austère, minimaliste dans ce qu’il montre, éloigné du pédantisme humaniste — et inondé de la couleur noire. Une peinture obscure et ténébreuse pour faire table rase d’une culture qui s’est dévoyée et qui a fini par se rigidifier, se pétrifier dans ses anathèmes et ses exclusions. Le noir : un marqueur de perturbation, un espace de contestation.

La peinture de Caravage, c’est donc l’altérité exprimée par l’épistémologie : elle efface (littéralement) tout un monde de savoir — de l’histoire, de la perspective géométrique — pour revenir au corps, à la sensualité, à la connaissance par les affects. Le noir dans ces peintures est d’abord un obstacle concret pour le regard curieux des spectateurs. L’obscurité qui encercle, au début de la carrière du peintre, des scènes de genre, puis enveloppe encore l’iconographie religieuse de sa maturité, enlève à ces épisodes leur contexte, leur place dans un système. Et puis l’obstacle optique devient une métaphore politique : le système qui humilia l’artiste, qui le marginalisa, est annihilé au profit de scintillements d’humanité, de cristaux d’émotion, d’aperçus de liberté.

Pour quiconque a vu dans sa vie une peinture de Caravage, le film de Pedro Costa ne peut qu’évoquer ces scènes ténébreuses, ces (anti-)compositions éclatées. Déjà la première image que l’on voit dans le film, une ruelle lisboète plongée dans l’obscurité, rappelle celles de Rome ou de Naples que peignait Caravage. Dans Vitalina Varela, le réalisateur, comme le peintre italien avant lui, crée un univers noir afin de contrecarrer un système. Le clair-obscur quasi monochrome qui domine le film fait que cette œuvre ne ressemble à rien dans le cinéma « normatif » : le film vient noircir un médium devenu trop ostentatoire, complaisamment flamboyant. Et à travers cela, donner la réplique à toute une histoire hors-cinématographique qui diabolise le noir et les personnes noires, qui les invisibilise lorsque la visibilité est un privilège ou au contraire les expose à sa guise sans tenir compte de leurs intérêts propres.
 


 

Vitalina Varela raconte, à cheval entre la fiction et le documentaire, l’histoire de sa protagoniste éponyme, jouée par elle-même. Au bout de quarante années d’attente, Vitalina arrive du Cap-Vert au Portugal pour rejoindre son mari — qui, hélas, vient de mourir et fut inhumé trois jours plus tôt. Ce mari l’avait laissé au Cap-Vert sans nouvelles ; c’est maintenant qu’elle apprend les épisodes marquants de sa vie racontés par ceux qui l’ont connu dans les bidonvilles de la banlieue de Lisbonne.

Trois fois dans Vitalina Varela, ce que peut le noir, sa valeur, sa richesse conceptuelle, est explicitement thématisé par un personnage (dans un film par ailleurs très peu bavard, où la parole est rare). Le potentiel du noir comme outil s’avère ainsi, dans un premier temps, esthétique : c’est le cas lorsqu’un ami du défunt mari de Vitalina raconte ses déboires sentimentaux et dit qu’il devrait plutôt éviter les femmes belles. « Si une femme est laide, se console-t-il, on éteint la lumière et elle devient jolie ; si elle est belle, on éteint et la voilà encore plus belle ». Le noir permet donc de créer de la beauté fantasmée mais non moins puissante, une observation particulièrement intéressante dans un film débordant d’images magnifiques, de compositions sublimes montrant un monde en lui-même frappé par la pauvreté, le délabrement et la misère.

Mais l’intérêt du noir, exprimé par les personnages du film, va plus loin que la simple belle apparence. Par deux fois, c’est le curé local — un immigré du Cap-Vert lui aussi — qui évoque le potentiel spirituel paradoxal de l’obscurité et de l’ombre. Le noir est subversif puisque l’homme pieux dit qu’il avait « perdu (s)a foi dans cette obscurité » ; puis il a malgré, ou bien à cause de cela, une valeur positive, métaphysique, généalogique, voire eschatologique. On apprend, à la conclusion d’une histoire apocryphe sur Jésus et Judas où le Christ possède deux faces, l’une illuminée et l’autre, celle qui a reçu le baiser de Judas, restée dans le noir, que « nous sommes nés de ces ombres ». Qui est ce « nous » ? Les humains en général ? Les chrétiens ? Les Africains ? Cela reste énigmatique, mais dans tous les cas postule le noir comme une origine, comme un composant indélébile de l’être-humain ou à tout le moins d’une certaine humanité.

Les échos insistants de l’art ténébreux de Caravage ne sont pas les seules images du film qui renvoient à l’art européen du XVIIe siècle : Georges de la Tour est là aussi, avec les omniprésentes bougies dansant dans le noir. Une chandelle tombée sur un matelas finit d’ailleurs par causer la mort d’une des personnages. On y repère également, de manière a priori plus étonnante, des références visuelles à Jan Vermeer. Particulièrement frappante est la scène — le tableau, pourrait-on dire — où une femme (Vitalina elle-même) est assise devant un miroir dans une chambre où quelques rayons de lumière pénètrent par la fenêtre. Elle est sérieuse, énigmatique, pensive ; à un moment donné, elle enlève ses boucles d’oreilles. La lumière se reflète, cristalline, sur le mur sans ornement au fond de la pièce. La même femme, plus tard, sera debout et regardera par la fenêtre. Si ces références semblent aléatoires et sans signification, leur contexte historique les rend peut-être pertinentes : le siècle qu’on qualifie en France de « Grand » n’est-il pas aussi l’un des moments forts de l’émergence du colonialisme européen, désormais réellement global ? La Hollande de Vermeer, en particulier, n’est-elle pas une puissance commerciale vorace analogue à ce qu’était, pour les personnages de Pedro Costa et à leur dépens, le Portugal ? En « peignant » des Vermeer noirs, Costa nous montre l’arrière-plan caché et refoulé de cet art si raffiné, si « civilisé ». Ou alors il nous invite à un monde alternatif où les femmes noires auraient enfin toute leur place, car dans la réalité du film, on annonce à la protagoniste dès son atterrissage à Lisbonne qu’« ici au Portugal il n’y a plus rien pour toi… Rentre chez toi ». « Ici, on n’est rien », conclut elle-même par la suite.
 


 

Le thème de la maison, du chez-soi, est d’ailleurs au centre du film. À la maison construite par le couple au Cap-Vert se substitue celle, bien moins confortable, bricolée par le mari au Portugal ; Vitalina s’y installe sans enthousiasme. Et puis un autre chez-soi fragile est discrètement présent tout au long de ce film pourtant taciturne : c’est la langue. Le pouvoir colonial, qui a volé à Vitalina son mari, l’a dérobée aussi de son expression linguistique, le Créole du Cap-Vert, une langue empruntant une grande partie de son lexique au portugais mais existant, dans le film, en tension permanente avec la langue de l’ancien colonisateur. En effet, lors d’une de leurs conversations le curé annonce à Vitalina qu’elle devrait apprendre le portugais pour communiquer avec l’esprit de son défunt mari, comme si l’existence immatérielle de ce dernier requérait une langue réputée plus officielle, plus spirituelle, moins populaire. On imagine que, pour les spectatrices mieux informées, les sonorités des mots, les accents et les métissages linguistiques dans le film créent un effet tout aussi puissant que la magie atteinte par l’aspect visuel du film, ce dernier étant heureusement accessible même pour les plus ignorants du contexte portugais/capverdien.

C’est donc une fusion, suffisamment rare pour être soulignée, entre forme visuelle et discours critique, entre l’exaltation des images et la dénonciation politique, que propose Vitalina Varela. Mais y a-t-il d’autres façons de faire de l’art engagé, ou de l’art qui vaut la peine plus généralement ? Comme a suggéré Theodor Adorno, c’est par la forme brisée, par l’esthétique non-conforme, que le discours subversif acquiert sa force, plutôt que par la mimésis explicite racontant littéralement les malheurs et les misères du monde. La théorie d’Adorno est aujourd’hui souvent taxée d’élitisme et de formalisme, mais voilà une preuve qu’il n’en est rien. Comme Caravage quatre siècles avant lui, Pedro Costa fait des choix esthétiques radicaux qui s’entrelacent, dans son cas, avec un récit décolonial pour créer un objet cinématographique d’une lumineuse noirceur.

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Critique publiée le 30 juillet 2020.
 
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Panorama-cinéma Vol. 5 No. 21-22


BIOGRAPHIE

Itay Sapir
est professeur d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), spécialiste de l’art européen du XVe au XVIIe siècle. Il a publié plusieurs ouvrages et articles sur Caravage et les caravagistes.