À l’époque où il est sorti, Heimat is a Space in Time de Thomas Heise était un film qui me faisait peur avant même que je ne le visionne. J’avais peur de son poids, de tout ce qu’il avait à dire, des façons qu’il aurait de le dire, et puis, j’avais peur de ne pas pouvoir trouver le chemin par lequel déplier et déployer l’ampleur historiale que son titre annonçait, dans un discours intérieur qui serait humblement celui de la critique. Un premier visionnement a donné raison à cette appréhension, Heimat accomplissant la promesse de sa rumeur par-delà la puissance que je lui avais imaginée et toute son originalité théorique présumée à travers une matérialité foncière dont j’ai par la suite très brièvement rendu compte. Puisqu’il paraît en VOD, faire retour sur ce film, qui prend en écharpe une série de crises et qui encercle une écriture de l’histoire, m’apparaît comme une façon de distiller ce poids de plus belle, en entrouvrant sa potentialité interprétative à l’aune de l’échec spéculatif de ce que nous avons rapidement appris à nommer confinement.
Retraçons d’abord l’envergure de la proposition. Heimat épluche un siècle de documents textuels et imagés en partant de l’année 1912, artefacts en partie collectionnés par la famille du cinéaste auxquels se greffent certains documents d’archives. En cinq parties qui, liées aux quatre générations successives, s’envisagent comme des découpes de temps traversé par la houle des évènements extérieurs dont on apprend les détails au prisme de lettres et de journaux intimes lus, le film procède d’une reconstruction, dans les termes de Heise. Il se pose en équilibre entre diachronie distante et synchronie intime et donne de la sorte l’impression de vouloir apprendre à côtoyer un vertige en s’agrippant à une familiarité, celle qui sous-tend la notion fortement affective de Heimat — mot qui comprend les sens du lieu d’où l’on vient, un village, une ville ou un territoire de l’origine, mais également la maison que l’on porte en soi, et s’oppose au concept plus foncièrement patriotique, politique et frontalier de Vaterland —. Désignant plus communément un espace, fût-il interne, la notion de Heimat se voit ainsi transplantée et subsumée à l’intérieur d’un geste, celui de vouloir faire sens d’un monticule de documents laissés là, amorphes et sensibles, clos et ouverts, geste historien s’il en est un, faisant des déchirures de ce siècle allemand le lieu, si possible, d’où appartenir.
Que ce soit la voix off du cinéaste qui se charge d’effectuer la transmission de la matière historique donne une inflexion organique à l’ensemble, le corps du cinéaste se faisant le réceptacle et le relai des autres voix tumultueuses et tapies du passé. Ce timbre atone et posé chapeaute tout le film, nous guidant pas à pas de son débit toujours égal à travers les aléas des relations amoureuses, les tensions de la pensée, les nœuds intérieurs qui, sans cette courroie vocale, resteraient prisonniers de la forclusion silencieuse du document. « Je ne crois pas à l’invariance historique, bien au contraire, mais je crois aux façons démultipliées et qui se déclinent à l’infini de l’histoire de l’être insinué en nous sans qu’on en ait la mémoire, et qui nous fait vivre avec elle de façon à la fois très intériorisée et très extérieure à nous », écrit Arlette Farge [1]. Cette voix de Heise semble précisément matérialiser cette insinuation de l’histoire en nous, une histoire rendue non pas seulement par le truchement de la mémoire du cinéaste, car de certaines choses par exemple de ses grands-parents, le cinéaste ne savait rien, mais par ce que l’histoire est blessure, envisagement de l’absence, pli, faille, rapport internalisé à partir duquel l’on tentera de faire advenir du sens. Sens au présent, sens au passé, puis sens au croisement de ces temps en une tierce temporalité qui serait peut-être celle de l’interprétation, de la voix donc qui s’approprie le tu et l’insu ainsi revivant. Quelque chose de l’anamnèse prend forme dans cette corporéité reprenant à son compte ce que les membres de sa famille ont souffert, pensé, pris le temps d’écrire pour eux-mêmes ou pour l’autre.
« Comment allier l’être qui vit, aspire, refuse, s’écarte à la série des événements qu’il subit, fabrique, provoque ? », se demande encore Farge [2]. Aussi passent dans cette voix maintes contradictions de présents successivement vécus aux époques contre lesquelles ils se sont butés. Un autre écart nous y découvre, nous l’être en relation avec notre petite parcelle d’histoire se faisant à notre corps défendant, ici et là où le « je » refuse de se plier au « nous », où le « contre » son temps présent nous amène à une identification à ce que d’autres avant nous ont vécu, sous d’autres auspices bien pires que celles qui nous voient nous rebiffer. Cet inimaginable des guerres et des régimes politiques les entourant qui effraie et console, ce point de comparaison qui, dans les jours difficiles, force à relativiser ses quelques difficultés, si anodines au regard d’atrocités antérieures commises mais qui, dans le mouvement de la comparaison tacite, éclairent une violence idéologique qui garde sa force à condition d’endosser d’autres parures, d’autres façons sournoises d’être et soudainement rendues évidentes par ce coup de lumière que le passé lui balance au visage.
Ce ne serait donc pas seulement l’écart entre le présent et le passé que Heimat mettrait en scène, mais l’écart du présent vis-à-vis du présent, ce point nerveux nous agitant car devenu sensible au passé. Un décollement que pointe d’ailleurs les longs balaiements de la caméra sur les photographies des ancêtres, travaillant dans l’orbe de l’implacable « ça a été » et de cette façon qu’a l’image photographique de mettre en déroute la linéarité chronologique, d’affoler le temps en lui présentant sa paradoxale fixation dans quelques substances chimiques l’ayant gelé.
Cette double impulsion de vie et de mort qu’intercepte la photographie dans l’ontologie que nous lui connaissons semble d’ailleurs se répandre sur la façon dont le film manipule ses images, de par la pétrification glacée du noir et blanc, mais surtout de par le procédé d’estrangement que compose l’insertion d’images issues du présent alors que nous sont narrées des pensées d’autrefois. Que font ces images, diverses, parfois totalement vidées de présence vivante ou autrement pleines de monde, aux contenus du passé et inversement, que fait le passé à ces scènes plus ou moins familières ou radicalement distantes ? Une couche fictive me semble ainsi jetée sur la reconstruction de l’histoire, alors que d’une part, deux amoureux s’enlacent et se quittent sur le quai du métro, que l’eau ruisselle sur du feuillage, que la neige tombe sur un quartier assoupi, que des gens s’abreuvent dans un bar ou qu’apparaît une série d’amoncellements de matériaux, bois, sable, pierres, monticules qui nous renvoient à une inertie à secouer et que d’autre part, nous sont racontées les circonstances d’une demande de mariage à une ancêtre ayant mal au ventre, les inquiétudes des uns pour les autres, les détails consignés de la déportation appréhendée vers les camps, les prises de position vis-à-vis du régime bicéphale se mettant en place dans l’après-Deuxième guerre et le parcours global de tout cette matière écrite, douloureuse, exigeante, façonnée par l’ironie et l’amour. Cette contamination lointaine ou cette prolongation que j’identifie au « photographique » voit à faire se multiplier les écarts, à en grossir le principe de scission et de détachement. À quoi s’ajoute un effet de superposition qui, à l’inverse, tâche de tout faire tenir de façon à ce que l’on conçoive ce divers à l’intérieur d’un même mouvement ample : voix de Heise, écrits du passé, trame sonore dense, images du présent, images de documents. Mouvement ample porté par tous ces plans de transports et par ces lents déplacements de caméra qui suggèrent que le temps, même écartelé, même scindé en différentes strates superposées, continue de s’affairer en dehors et en dedans des choses.
Et ce serait parce que le film de Heise déplace l'espace (Raum) vers le temps (Zeit) qu’il me semble fournir une forme d’adresse à la crise actuelle. Alors que nous sommes appelés à rester à domicile, d’aucuns se seront mis à fouiller leurs archives personnelles, à brandir telle ou telle photo autrement peu scrutée, à faire l’exercice de la mémoire, du temps long, du temps placide, du temps enfoui et à se prêter à la dialectique du passé dans le présent et du présent dans le passé, voire à quelques tentatives de reconstruction historique à même de réfléchir tout ce que nous ignorons de ce qui adviendra. D’aucuns auront, sans forcément le savoir ou le vouloir, pratiqué ce que Michel de Certeau nomme au sens fort écart, soit cet entre-deux, ce lieu sis entre fiction et histoire, qui fonde et déploie les traverses de l’opération historiographique et qui peut, possiblement, nous désigner quelques chemins vers ce Heimat intérieur, sans frontalières nomenclatures, dont le besoin se fait pressentir.
[1] Farge, Arlette. 2006. « Le temps logé en la photographie. À partir de Barthes et Kracauer », Intermédialités, « Filer (Sophie Calle), n° 7, p. 212. https://www.erudit.org/fr/revues/im/2006-n7-im1814774/1005525ar/.
[2] Ibid. p. 211.
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