On reconnaît un film d’Arnaud Desplechin dès son ouverture. Roubaix, une lumière s’ouvre sur le titre, fixe, en très gros plan, superposé aux mots « Oh! Mercy! » écrits en très gros caractères, en arrière-plan. La musique monte, orchestrale, avec ces violons lyriques jouant avec les crescendo et les silences comme une respiration ou un ressac, créant déjà cette atmosphère sombre, en suspens, qui planera sur tout le film, mi-triste mi-inquiète. Évoquant à la fois les propres films de Desplechin (Grégoire Hetzel est son compositeur-fétiche) et un soupçon d’Hitchcock, une pointe de Sirk, un élan vers les trames sonores de la Nouvelle Vague, cette musique annonce clairement ce qui sera un film de l’ombre, mais pour mieux parler de cette lumière du titre, justement — à commencer par les images qui suivent ce plan titre : un travelling-balade en voiture dans la ville nocturne, pratiquement déserte.
Grise et misérable, morne et glauque, voilà une ville enlaidie par la fuite du temps qui ne lui a manifestement pas été clément, nue, abattue. Seule lueur — littéralement incandescente — dans ce décor blafard engoncé dans le froid ambiant, rendu palpable par les volutes de vapeurs émanant des bâtiments : une voiture en proie aux flammes, au loin. Au volant, le commissaire Daoud (Roshdy Zem), qui signale l’incendie à son commissariat, en route vers celui-ci. Est-il en patrouille ? Passe-t-il par là par hasard ? Est-ce plutôt sa petite routine habituelle — non, plus qu’une routine, un rituel intime et privé qu’il s’impose chaque soir, peut-être ? Peu importe, parce qu’on a l’impression très nette que Daoud parcourt souvent sa ville vide, dans la solitude urbaine,au hasard des rues, pour s’en imprégner avant d’aller faire son boulot. Il est calme. La vision de cette voiture qui brûle ne semble ni l’émouvoir beaucoup ni le surprendre ; il réagit simplement à la situation, qui doit être maîtrisée. Il est seul et regarde sa ville. On apprend aussi que c’est Noël — un Noël bien peu coloré, bien peu lumineux, peu joyeux, avec ses lumières de saison, mais si pâles, si tristes, qu’elles n’illuminent rien. Tout de suite on se dit : « Voilà une ville qui n’est vraiment pas très heureuse... »
Tout est là, dans cette séquence d’ouverture toute simple : les échos du film noir, la filiation vers le film social, le ton et la vision desplechinienne du cinéma. Par cette ouverture, l’auteur réalise donc deux choses. Tout d’abord, il établit de façon aussi discrète qu’assurée non seulement l’ambiance du film et du lieu, mais aussi son personnage principal et le monde dans lequel il évolue, nous entraînant avec lui dans ce Roubaix désolé et désenchanté envers lequel il éprouve toujours pourtant, comme Daoud, une compassion et un attachement évidents. Mais en second lieu, il déclare aussi dès le départ, avec la même assurance et la même subtilité, que c’est bien lui qui est à la barre — ce sera bien un film d’Arnaud Desplechin.
Cet équilibre entre le sujet et son réalisateur, entre la spécificité des genres évoqués et la voix filmique si particulière du cinéaste, entre la ville malheureuse et l’empathie du commissaire Daoud envers elle (et envers ses concitoyens), sera maintenu avec une maîtrise hors pair. C’est là, bien sûr, ce qui en fait une grande œuvre, cette balade sur le fil de fer, si précaire, si fragile, menaçant sans arrêt de plonger tantôt dans l’horreur, tantôt dans le pathos, tantôt dans le ridicule, tantôt dans le portrait social âpre façon frères Dardenne, mais sans jamais tomber ni dans les uns ni dans les autres, restant résolument ancré dans la manière de son créateur. D’abord par ses références cinématographiques pleinement assumées — ces clins d’œil, d’un côté, à Hitchcock, au Truffaut de Tirez sur le pianiste et La Mariée était en noir, et de l’autre côté, à la caméra observatrice de Lanzmann, Wiseman et Depardon, tous si chers au cinéaste. Et ensuite par ces échos qui résonnent de son propre univers par petites touches — Roubaix, sa ville, au tout premier plan, véritable personnage du film, comme le clame son titre ; la musique, restée si lyrique ; ces brèves incursions dans l’habituel éclatement du récit desplechinien avec les monologues de Louis avec Dieu ou les escapades de Daoud aux courses ; le cheval de Daoud, justement, unique éclat de beauté dans ce monde terriblement gris. Surtout (par-dessus tout), il y a une précision redoutable dans la mise en scène et la direction d’acteurs. Il y a même un je-ne-sais-quoi de virtuosité à accomplir autant, mais sans jamais le claironner, sans jamais le souligner à gros traits, en restant plutôt réservé, presque effacé, caché derrière cette mise en scène et cette direction d’acteurs si attentives et justes, si évidentes dès l’ouverture, et aussi cette compréhension si nette du pouvoir de la photographie.
Plongé par la formidable chef opératrice Irina Lubtchansky dans des éclairages tout en contraste hérités des traditions du film noir, mais aussi marqué par l’utilisation ou l’évocation d’éclairages naturels, échos certains d’un cinéma du réel, Roubaix, une lumière annonce ses couleurs encore une fois dès l’ouverture, alors que les jeux d’ombres évoquent la première approche tandis que le jaune orange flamboyant de la voiture en feu évoque la seconde. Ces deux pôles photographiques se côtoieront tout au long du film, la nuit roubaisienne étant principalement le domaine du noir et des ombres, alors que le jour nordique blafard est celui du réel et de la lumière ambiante. Mieux encore, Desplechin et Lubtchansky les entremêlent, ces deux pôles, par l’utilisation de la lueur jaunâtre des lampadaires nocturnes, à la fois très réaliste, d’un jaune presque sale, mais en même temps dosée de façon très mesurée, diffuse, presque à créer autour des personnages des halos évoquant les flammes de la voiture de l’ouverture.Par ces simples choix de lumière, Desplechin crée « un film qui dialogue avec le réel et le cinéma* ».
C’est tout aussi vrai de tous les autres choix filmiques du cinéaste, à commencer par son désir d’adapter en fiction un documentaire, Roubaix commissariat central, affaires courantes (Mosco Levi Boucault, 2007). S’il s’en inspire (parfois pratiquement littéralement, transformant en dialogues des passages des procès-verbaux de l’enquête), il amène pourtant résolument ce récit-témoignage très social sur son propre terrain, celui de la véritable fiction exprimée par le geste et le mot précis pour manier les moyens de divers genres et diverses formes cinématographiques. Mais c’est aussi son propre terrain parce qu’il choisit d’emblée et sans équivoque un point de vue clair, celui de Daoud. En effet, même si Desplechin se pose davantage en observateur qu’en juge sur les événements du film, s’intéressant « au comment, jamais au pourquoi* » (s’effaçant, en fait, peut-être pour la première fois derrière son personnage et sa mise en scène, adoptant une sorte de caméra-témoin), ce positionnement clair du côté de Daoud ouvre le film à autre chose qu’une banale enquête policière et le porte au-delà du fait divers criminel anodin ou de la simple chronique épisodique.
À l’image du commissaire, si profondément humain, le film se revêt de la même humanité qui rejaillit par conséquent sur tous les personnages, sur leur malheur et sur la ville elle-même, à la fois personnage et sujet principal du film après tout. Pourquoi ? Parce que, par son calme, son écoute, son respect, Daoud fait figure de phare au milieu de la noirceur et donne le ton à ses policiers, ses enquêteurs. La cadence de l’interrogatoire principal, oscillant entre les interventions calmes du commissaire et les échanges plus vigoureux des enquêteurs, est particulièrement bouleversante, les changements de ton restant toujours étonnamment modulés par l’attitude de Daoud qui tempère et parle doucement, simplement, mais non moins explicitement et fermement.
Dans le rôle de Daoud, Roshdy Zem porte tout le film sur ses épaules et trouve peut-être son plus beau rôle en carrière (il a d’ailleurs gagné le César du meilleur acteur pour ce film ; le contraire eût été une grave erreur). Acteur charismatique, solide, naturel, Zem peut tout jouer, de la brute violente à l’amant esseulé, mais ce qu’il fait avec Daoud est en tout point remarquable. Voilà un personnage qui est à la fois au centre d’un récit tout en étant relativement en périphérie de l’action par sa position qui lui confère une vue d’ensemble des cas et de la ville, mais, surtout, voilà un personnage qui demeure essentiellement une énigme. Il y a un danger de faire un saint d’un tel personnage, mais Zem évite cet écueil en lui donnant une densité dramatique exemplaire, malgré le fait que l’on sache très peu de choses à propos de lui (et le peu qu’on nous donne à savoir brosse un portrait bien solitaire et bien dépouillé). Il faut un talent prodigieux pour conserver un tel équilibre dans le jeu et parvenir à créer un personnage parfaitement défini dans son comportement et son humanité, mais qui demeure un canevas blanc sur lequel le spectateur peut se projeter. À travers Daoud qui nous parle de sa ville et de ses gens, montrant à Louis, son nouvel enquêteur, ces quartiers, ces rues, ces parcs où il a grandi et qu’il tente aujourd’hui d’aider, de soutenir, de sortir du marasme, c’est la tendresse de Desplechin envers Roubaix qui s’exprime, une tendresse non pas tant nostalgique, mais plutôt lucide et douloureuse dont il fait cadeau à son personnage principal.
Et l’enquête, dans tout ça ? Elle est là, bien sûr, pleine d’ambiguïtés, d’imperfections, d’horreur ordinaire, de malaise, de détresse et de déchéance humaine. Desplechin en fait comme une valse menée au tempo des questions tranchantes et directes des enquêteurs alors que les questions et les remarques de Daoud, plus nuancées, vont chercher quant à elles le côté intime de la danse, en faisant ressortir les parcelles d’humanité au cœur du geste inhumain, en approfondissant les personnalités, en montrant la faiblesse derrière la monstruosité. Ce faisant, Desplechin n’excuse pas pour autant ses deux criminelles et, sans jamais chercher à comprendre le pourquoi de leur geste, il ne les exonère pas plus en prétendant en faire des victimes de leur condition. Si la chose est même possible, Claude et Marie en ressortent encore plus répugnantes. Mais, par son traitement en retenue, en témoin, il reste qu’il présente tout de même un fait indéniable : ce sont des monstres ancrés dans une réalité tangible, celle de la ville décrépite, violente, des monstres au moins en partie générées par cette violence. Léa Seydoux donne une interprétation glaçante de Claude, mais c’est Sara Forestier qui donne à Marie une candeur aussi magistrale que pitoyable, qui causera d’ailleurs sa perte. En fin de compte, les ambiguïtés qui persistent sur l’enquête et la culpabilité des deux femmes accentuent le portrait de la précarité du tissu social de Roubaix.
Au moment de la présentation du film à Cannes, en 2019, on a beaucoup entendu dire que Roubaix, une lumière n’était pas « du Desplechin », que c’était un peu décevant, trop « ordinaire », un Desplechin en mode mineur. C’est plutôt une œuvre profondément complexe, bouleversante, qui passe par l’obscurité pour parler de la lumière. Un portrait humaniste d’une ville qui respire au rythme de ses habitants plus qu’imparfaits, mais aussi un portrait tout aussi humaniste d’un homme qui tente d’adoucir les rebords tranchants de cette ville écorchée vive en élucidant un « banal » cas à la fois — un homme qui, par instinct, mais aussi à dessein, cherche à faire respecter une parcelle de dignité humaine, afin de la faire rayonner pour le bien de tous au cœur de ce qui peut être le plus ignoble. Restaurer la décence malgré l’horreur, la retenue malgré l’obscénité… paradoxe des paradoxes. Pour tout différent que Roubaix, une lumière soit de l’œuvre généralement lyrique et romanesque, littéraire et intellectuelle du cinéaste, il demeure que ce film est clairement issu de la même tête que celle qui a conçu Un conte de Noël et Les fantômes d’Ismaël — comme un Desplechin en mode musique de chambre plutôt qu’en mode symphonique.
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