Josephine Decker est l’une des meilleures cinéastes au monde, et elle le prouve encore avec ce film absolument fulgurant, dans son exécution, vivace et raffinée, mais aussi dans le rapport qu’il entretient avec l’impérieuse Elisabeth Moss, libérée ici de l’univers glauque de Handmaid’s Tale (2017 -). A priori, j’étais appréhensif de Shirley, pour deux raisons : la nature biographique du récit, qui me semblait contraignant pour la plume si libre et contemporaine de l’autrice, et son changement de directrice photo (avant Ashley Connor, maintenant Sturla Brandth Grøvlen, qui s’est fait connaître avec Victoria [2015]), que j’imaginais responsable du pouvoir d’évocation sans pareil de ses images. J’ai été rassuré heureusement dès le premier plan, ce plan onirique et sensuel de corps imprécis, strié de lumière diffuse où, gisant sur les draps d’un lit défait dans une chambre d’allure victorienne, le personnage titulaire apparaît au spectateur et à la protagoniste comme un fantasme. L’image s’évanouit d’ailleurs comme tel, et on se retrouve dans un train, où l’objectif de la caméra oscille entre le visage transi de la jeune Rosie et l’intitulé de la nouvelle qui l’absorbe, The Lottery (1948), de Shirley Jackson, ce classique glacial de la littérature étasunienne, que j’avais moi-même lu au secondaire pour mieux apprendre l’art de la chute. De manière parfaitement succincte, la mise en contexte est ainsi scellée via deux petits plans, sans le recours à la voix-off si pratique pour les adaptations littéraires, que Decker réserve uniquement à Shirley la magnifique pour la création de son second roman, Hangsaman (1964). Tous les ingrédients dramatiques sont alignés : la figure de l’ange déchu, sa jeune fan et le train qui servira à les réunir. Il ne reste plus alors qu’à ajouter la dose d’épices qui viendra fournir à l’œuvre sa saveur distinctive, cet érotisme enivrant, spontané, humain qui anime les personnages et qui, sous l’impulsion d’un fétiche pour la chute morbide de Lottery, pousse Rosie à stimuler les ardeurs de son copain, sis à ses côtés dans le train en route vers le domicile conjugal de Mme Jackson, comme elle stimulera plus tard les ardeurs de celle-ci dans leur processus d’émancipation commun de l’univers domestique.
À l’instar de ses personnages, la mise en scène de Decker est directe, vivace et sensuelle, teintée d’une touche d’érotisme et d’onirisme essentielle à la mise en action des processus créatifs auxquels elle participe de façon symbiotique avec la faune diégétique, gracieuseté d’un travail de caméra intime, persistant, assorti d’un montage vigoureux qui perpétue son souffle vital dans presque chaque raccord. C’est une mise en scène extrêmement passionnée qu’elle nous donne à savourer, bellement effrontée parce qu’elle s’érige en porte-à-faux du romantisme classiciste de l’œil masculin (celui de Philippe Falardeau pour ne pas le nommer qui, dans son Salinger Year [2020], fait d’une prémisse similaire un film antithétique).
Shirley est un film profondément humain, où les personnages s’avèrent parfaitement imparfaits malgré un scénario réglé au quart de tour, et où l’esprit s’inscrit aussi dans le corps. La littérature après tout, c’est aussi une affaire de corps, le corps alcoolique de Bukowski ou d’Ernest Hemingway, le corps drogué de Burroughs ou de Ginsberg, des corps meurtris, mais habités, habités par leurs meurtrissures, à l’instar de ceux ici présents. Le corps de Rosie par exemple, aussi désirable et charnel puisse-t-il paraître sous l’œil de Decker, est un corps habité par un désir de plénitude, au même titre que celui, plus hésitant a priori, de l’autrice titulaire, qui œuvre ici à transcender le carcan matrimonial que représente la maison que les deux femmes partagent avec leurs maris infidèles. Ce désir de plénitude, elles l’atteindront finalement ensemble, via le travail concerté de leurs corps désirants mais surtout de leurs esprits mutuellement libérés. Et s’il s’agit bel et bien ici d’une histoire de corps habités, c’est que les deux personnages féminins sont animés avec panache par l’interprétation entière et irrésistible de Young et Moss, dont les prouesses dramatiques transcendent aisément la performance effacée de Logan Lerman dans le rôle du jeune mari, et rivalisent de bonne guerre avec les frasques de l’incendiaire Michael Stuhlbarg (dans le rôle de Stanley Hyman), contrepoids idéal à l’excentricité diabolique de Shirley et symbole totémique du privilège masculin.
Je ne connaissais jusqu’ici le travail d’Elisabeth Moss qu’à travers le prisme du torture porn misogyne que représente la série Handmaid’s Tale, et cela m’a fait d’autant plus plaisir de la voir si fougueuse, si tranchante, si vraisemblablement dérangée par le monde de contraintes paternalistes ici présentes, si dédiée à l’ouvrage afin de développer l’agentivité nécessaire pour s’en extraire. Aidée par la causticité savoureuse du scénario signé Sarah Gubbins, qui lui insuffle une personnalité délicieusement cynique qui s’exprime dans une série interminable de joutes oratoires corsées et fort amusantes, elle est également aidée par l’action de Rosie, qu’elle gagne tranquillement à sa cause lorsqu’elles se retrouvent seules dans la maison, exclues de façon circonstancielle de l’univers académique où s’épanouissent parallèlement leurs maris. Le gynécée périphérique de l’institution universitaire où sont isolées les femmes de lettres devient alors source d’une vraie solidarité, étrangère à la « solidarité » hypocrite qui « unit » les deux hommes dans leur poursuite de prestige individuel. Plutôt que d’y quêter des charges de cours auprès d’arrivistes inflexibles, c’est donc hors de l’univers académique que les deux protagonistes parviendront à s’émanciper, et à partager des moments de félicité, dans les franges cachées de l’univers domestique, les poches de résistance qu’elle parviendront à y creuser, la véranda notamment, où se déroule l’une des plus belles scènes du film, la scène de rapprochement initial entre les deux femmes, où leurs jambes et leurs lèvres se rapprochent inexorablement dans un tourbillon de sensualité intoxicant, le dessous de la table à dîner également, où leurs mollets se frottent langoureusement à l’insu de leurs compagnons de table.
Fidèle à cette sorte de symbolisme littéraire universel, mais plus spécifiquement au rapport symbiotique qu’entretiennent ici le corps et l’esprit, la liberté intellectuelle et spirituelle des personnages passe par leur libération sexuelle, celle du carcan hétéronormatif qui donne aux hommes le droit d’adultère tout en exigeant de leurs femmes fidélité. Et c’est tant mieux puisque la mise en scène érotique de Decker est extraordinaire, malgré la pudeur de ses images, démontrant une maîtrise parfaite de l’art de la titillation, là où réside toute la génétique du désir, parvenant ainsi à nous enivrer d’amour autant que d’onirisme et de littérature. Le caractère éminemment physique de la mise en scène de Decker participe de cette façon à la symbiose spirituelle qui caractérise le récit, couplant harmonieusement celui-ci à l’intellectualisme qui caractérise le scénario de Gubbins, sa propre sœur d’armes, dont le génie combiné est garant d’une évolution commune, mais aussi d’un des meilleurs films d’écrivaines jamais réalisés.
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