Parfois, il ne suffit que d’une cuillérée de pâte bien préparée — un peu de lait, de la farine, des œufs et de la levure — déposée délicatement dans un chaudron d’huile bouillante pour que le bonheur soit. Ajoutez-y quelques filets de miel et de la cannelle râpée pour en être sûr, et bientôt vous verrez les visages changer, les sourires s’étirer, les yeux se fermer, la satisfaction se faire entendre : ça goûte comme chez ma mère, ça me rappelle une pâtisserie de Londres, d’un quartier en particulier où je ne suis pas allé depuis des lustres. C’est tout ce que dit le visage ému du propriétaire anglais joué par Toby Jones, lorsqu’il détache un de ces petits bouts de pâte frite avant de le savourer scrupuleusement et de s’essuyer le bec avec son mouchoir brodé. Qui peut bien, dans cet Oregon colonial du début du 19e siècle, produire de si bons beignets ? Cookie bien sûr, ce cuisinier de fortune, ancien boulanger de Boston s’étant lancé dans la conquête de l’Ouest aux services d’un groupe de trappeurs et qui depuis s’est lié d’amitié avec un immigrant chinois tout aussi égaré que lui.
Il y a dans cette scène de dégustation de beigne l’essentiel de ce qu’il faut pour comprendre la grandeur et la simplicité du nouveau film de Kelly Reichardt, qui signe avec First Cow à la fois son œuvre la plus douce dans son approche et la plus ambitieuse dans son portrait des États-Unis. Tout s’y triangule autour de la pépite frite : Cookie (John Magaro), peut faire des miracles culinaires à partir de ce qu’il se dégotte au sol et dans les bosquets dont il dépièce les petits fruits ; King-Lu (Orion Lee) est plus entreprenant, plus tactique et à eux deux une magnifique complicité se développe, d’abord autour d’un travail de survie, ensuite à travers le plaisir d’un travail bien fait, puis finalement dans l’attachement qu’ils éprouvent l’un pour l’autre et qui ne passe plus par leur richesse cumulée ni par leurs plans d’avenir, leur passion commune s’étant transformée en une amitié profonde qui transcende la fonction qu’ils s’étaient donnée l’un pour l’autre. Face à eux, le chef Factor (Toby Jones), Anglais de bon goût qui s’est fait bâtir la première maison coloniale de la région et qui a commandé, à travers un continent et un océan, une vache laitière, descendante d’une lignée pure venue de Bretagne.
Cette première vache de l’état d’Oregon, qui donne son titre au film, produit la matière première de la recette de Cookie et évidemment, comme il lui subtilise son lait chaque nuit afin de faire toujours plus de beignes, il attise le risque d’être découvert par Factor et ses sbires… C’est autour de ce jeu de chat et de souris très simple, planté dans l’Amérique des pionniers, que Reichardt déploie les thèmes qui lui sont chers, notamment ceux de l’amitié, de la rencontre incongrue, de l’intrusion violente de l’argent dans l’intime, qui s’articulent ici autour d’une genèse du capitalisme telle qu’elle peut être vécue dans un monde à la frontière de la « civilisation ». Ainsi, la première vache engendre le premier beigne et la pépite frite remplace dans la colonie la pépite d’or, ce qui a de la valeur étant ce qui est désiré par autrui, les gourmandises devenant l’unité de base de l’économie symbolique du film, qui fait du lait, puis des petits fruits, de la cannelle et du miel, les ingrédients d’une réflexion sur les manières dont le capitalisme fonctionne en baptisant les choses d'une valeur, comme une force d’abstraction défigurant le Naturel. L’arrivée de la vache s’apparente donc à l’arrivée du navire de marchandise du premier plan, contemporain, où une passante et son chien, peut-être Wendy et Lucy, découvrent les os de deux dépouilles gisant dans le sol. Si, tout le film durant, le spectateur appréhendera la mort des deux amis à la manière d’une prophétie annoncée par le prologue, c’est plutôt du côté du navire qu’il faut voir un courant prophétique, partant de toute forme de colonisation du territoire et allant jusqu’à ce présent où le capital, décuplé, glisse aussi facilement dans cet espace autrefois sauvage.
Cette structure allégorique, qui fait de l’avènement du capitalisme et de la mort probable des amis le moteur de l’inéluctabilité narrative de First Cow allie à sa progression doucereuse un sentiment tragique qu’on se plaît à oublier, Reichardt préférant la valorisation de l’instant présent, du plaisir de la cueillette des bleuets, de la cuisine à coup de fouet improvisé fait de brindilles, du lien qui se tisse aussi entre les complices et la vache — magnifique, il faut bien le dire — qui les observe de ses yeux globuleux, impassibles, pendant qu’on lui trait de son or crémeux. First Cow n’est donc pas un de ces films sur le capitalisme qui se (com)plaît à dupliquer la mécanique sauvage de la capitalisation du vivant par la balance, préférant rendre un hommage à la résilience des pionniers, souligner comment l’arrivée de principes économiques peuvent bouleverser un écosystème, à commencer par celui des autochtones de la région, qu’on voit par ailleurs dans une scène de négoce à la justesse désarmante. Une fois les hommes de la pièce ayant fini de discuter des nouvelles modes parisiennes et de l’abondance des peaux de castor dans la région (les premières dépendant intrinsèquement de la seconde), ils quittent et les femmes, l’épouse du chef et sa traductrice, pour ce seul plan du film, tiennent à deux le cadre (le seul féminin du film). En retournant à leur langue sans sous-titres, voilà qu’elles jouissent d’un espace privé, complice, un miroir à l’amitié de Cookie et King-Lu qui nous rappelle, le temps d’un plan, que les relations chez Reichardt visent une sincérité qui préfère la pudeur naturelle à la performativité hollywoodienne.
C’est à travers cette dynamique que First Cow achève de nous montrer l’immense petit film qu’il est, dans sa manière de se désengager des affects les plus effectifs, d’esquiver la peur de la mort qui règne dans ce contexte si précaire, de désamorcer la logique marchande qui pousse d’abord les deux amis à s’entraider (ils rêvent d’ouvrir un hôtel à San Francisco), même de laisser en suspend le fatum attendu, bref en proposant un cinéma américain réellement indépendant. Une indépendance qui n’a rien à voir avec la mesure des moyens ni avec le ton doux-amer symptomatique des productions indies et qui ne parviennent pratiquement jamais à s’émanciper des tropes et des mécaniques causales de descendance hollywoodienne, une indépendance donc qui au contraire offre une relecture du genre américain par excellence, le western, en en proposant un traitement holistique de la vie et des sentiments, s’extirpant des codes au même titre que le duo cherche finalement à s’extraire de son engagement capitaliste. « We need to make history on our own terms », dit King-Lu à Cookie, et en cela First Cow propose une histoire de la colonisation à échelle humaine, réduite aux choses simples et surtout aux voix minoritaires, décalées, celles de ce cuisinier et de cet immigrant chinois, qui n’avaient ni pouvoir d’action au 19e siècle ni de potentiel mythificateur pour le cinéma du 20e. La réécriture historique de Reichardt au 21e prend ainsi corps dans l’amitié des laissés-pour-compte, dans une captation naturaliste dont l’intelligence sentimentale formidable parvient à montrer que cette lutte entre l’intime et le cartésien, entre le sensible et le comptable, est, plus qu’un enjeu strictement cinématographique, une invitation à repenser notre rapport à l’économie du vivant.
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