L’élément moteur du cinéma de Philippe Falardeau, c’est l’attachement. L’attachement à des individus, à des figures tutélaires (Monsieur Lazhar, The Good Lie), à une culture (Pâté chinois), à une image (Chuck), l’attachement en tant qu’il est vécu par des protagonistes qui, peu à peu, découvrent qu’ils dépendent de cet attachement, que cette dépendance est à la fois une limite personnelle, intime, qui met à l'épreuve leur autodétermination… en même temps qu’il leur permet de se découvrir, d’avancer, de se dépasser en allant au-delà de cette fêlure intérieure qui avait besoin de s’attacher par peur de dériver.
En cela, My Salinger Year, coproduction canado-irlandaise, est un film éminemment personnel pour Falardeau (il en signe seul le scénario, une première pour un de ses films en langue anglaise, à partir du livre éponyme de Joanna Smith Rakoff), un film d’une douceur prenante — comme ce câlin bien senti qui survient au dernier acte —, mais aussi d’une intelligence culturelle indiscutable, alternant entre l’étude psychologique de son héroïne et celle de l’impitoyable industrie littéraire new-yorkaise. Joanna (Margaret Qualley, qui confirme après Once Upon a Time... in Hollywood l’étendue de son talent) rêve d’écrire, et comme bien des gens qui rêvent d’écrire, elle atterrit dans un métier qui côtoie la littérature d’assez prêt (mais au fond d’assez loin) pour s’en satisfaire un certain temps. Nouvelle employée d’une agence littéraire dirigée par Margaret (majestueuse, imposante Sigourney Weaver), elle a comme tâche, entre autres transcriptions de dictaphone, de protéger l’un des clients les plus importants de l’agence : J. D. Salinger, célébrissime auteur de Catcher in the Rye, réputé inaccessible, reclus, invisible, d’autant qu’il n’a rien publié depuis le début des années 1960 (Franny and Zooey demeure à ce jour son dernier roman). Joanna est donc rapidement chargée d’insérer dans la déchiqueteuse tout ce qui est adressé à l’auteur, de lire attentivement les missives (il ne faudrait surtout pas d’un autre assassin de Lennon avec une copie cornée du Catcher dans sa poche), et de leur répondre tout le temps exactement la même rebuffade expéditive : J. D. Salinger ne veut pas être contacté, il ne vous répondra pas et votre lettre ne lui sera jamais transmise.
La grande originalité de My Salinger Year est d’inverser ce besoin d’attachement que ressent Joanna (qui s’attache dans un premier temps presque par convention – à son copain, à son travail, voire même à son désir romantique d’être écrivaine) en le projetant sur sa fonction professionnelle, lui permettant d’apprendre les rouages de l’industrie littéraire qu’elle convoite en même temps qu’elle se voit devenir un de ses engrenages implacables. Car coûte que coûte, jamais Joanna ne devra dépasser sur les bords, sympathiser avec Salinger lorsqu’il appelle la patronne Margaret, répondre elle-même à la nombreuse correspondance qu’il semble recevoir chaque jour, et ce, même si cette correspondance est riche, passionnée, composée par une multiplicité de gens (l’occasion de retrouver l’esthétique multiculturaliste si propre à Falardeau) qui entretiennent tout un chacun une fascination particulière, singulière, envers cet auteur exclusif.
Le film se construit donc à travers et en travers de ce milieu de sphères professionnelles et culturelles engoncées les unes dans les autres : la sphère privée de l’écrivain (cette maison recluse dont seul un paon solitaire est le gardien passif), le téléphone de Joanna, situé à quelques mètres de la déchiqueteuse à lettres, tous deux placés face au bureau de Margaret, bureau faisant lui-même partie d’un écosystème d'agents littéraires veillant au grain de leurs auteurs, cloisonnant et recloisonnant un univers créatif, le filtrant afin d’être en mesure de le vendre à des éditeurs qui le livreront au monde. De ce centre névralgique jusqu’à la diversité des fans de Salinger qui affluent vers sa présence en étant rabroués par la gardienne de son inaccessibilité s’étaye un portrait magnifiquement juste du monde artistique, tel qu’il est pris dans une myriade d’interactions complexes, à la fois industrielles et privées, parfois perçues comme élitistes et parfois simplement compétitives. Or ce jeu de mitoyennetés superposées et asymétriques, où la proximité envers les artistes adorés se joue dans un rapport qui amalgame sans cesse l’image que l’on se fait d'eux et la personne réelle, propose une étude de milieu qui complexifie brillamment ce qui ne risquait d’être qu’un énième récit de passage à l’âge adulte. C’est aussi ce qui en fait un excellent choix de film d’ouverture pour un festival, puisqu’il porte précisément sur les dynamiques culturelles dont les festivals internationaux, comme la Berlinale, sont le grand théâtre.
Sorti de ce contexte événementiel, My Salinger Year est tout aussi contemporain et clairvoyant, proposant, dans une époque où les réseaux sociaux marquent une illusion de rapprochement envers les artistes, un film sur ce que l’art peut provoquer chez des individus qui en sont admiratifs, sur ceux qui s’y attachent. Ainsi le travail de déchiquetage de Joanna n’est pas si loin de prime abord de celui d’un gestionnaire de réseaux sociaux, alors qu’elle déchire ces tentatives désespérées et qu’elle apprend à opérer graduellement, au travail comme dans sa vie privée. Aussi cette opération de détachement forcé, mécanique, se révèle-t-elle être le véritable enjeu du récit (car heureusement, il ne s’agit pas d’un film sur J. D. Salinger). Après avoir démontré qu’elle savait être un engrenage fiable d’un système culturel dont la rigidité est sous certains aspects nécessaire, Joanna travaille finalement à s’en émanciper, en quête d’une liberté acquise à force de réaffirmer ses propres désirs et sa propre personnalité ; il semble y avoir, dans les dernières scènes du film, des échos autobiographiques avec la carrière de Falardeau qui, après un Chuck sous-estimé, vient de confirmer sa capacité à s’internationaliser en dehors du Québec mais aussi d’Hollywood (tout en procurant une vitrine d’exception à de nombreux artistes québécois, notamment à l’excellent Théodore Pellerin qui tient un petit mais crucial rôle dans le film).
Si l’attachement est l’élément central du cinéma de Falardeau, il en est aussi souvent le seul véritable antagoniste, telle une force de l’enfance qui tire les personnages vers le passé en faisant basculer l’avenir dans le rêve plutôt que dans le possible. Pour l’illustrer la mise en scène alterne entre des registres réalistes et d’autres fantasmés, où les fans de Salinger, s’adressant à la caméra, s’imaginent s’adresser à l’auteur fabulé, où Joanna, alors qu’elle parvient elle aussi à se détacher de ce qui la retenait en arrière, croise dans la rue la personne attachée qu’elle était ou qu’elle pourrait encore être si elle décidait alors de tourner les talons. Ces opérations de concomitance, où le possible et l’impossible se croisent autour de la volonté de s’individualiser, se reflètent intelligemment sur tous les personnages du film, du copain incapable de laisser de côté ses meilleurs amis d’enfance — par attachement — jusqu’à la patronne qui a laissé un amour de jeunesse lentement s’empoisonner — par attachement. En s’accrochant les uns aux autres, les personnages de My Salinger Year proposent une réflexion collective sur les déséquilibres sentimentaux que ces dépendances à autrui engendrent. Plus encore, et pour une fois dans le cinéma de Falardeau, cet agencement à la fois interpersonnel et professionnel prend corps à l’écran grâce à une mise en scène faisant preuve d’une minutie et d’une maturité nouvelle pour un cinéaste dont le talent formel n’avait jamais été aussi mis de l’avant depuis la joyeuse époque de ses documenteurs.
My Salinger Year, grâce aussi au travail formidable de Sara Mishara à la direction photo (qui collabore pour une première fois avec Falardeau), est en effet un film d’une plasticité forte, cohérente, brillante. Les cadrages soulignent la co-présence des individus dans les mêmes espaces tout en jouant d’une distance (par les décors ou par l’éclairage nuancé) qui permet de montrer cette dynamique d’attachement dans toute l’unilatéralité qui la compose. Le cadre type du film, qu’il se joue entre l’espace du bureau de Joanna et celui de Margaret, dans la fente se révélant dans l’articulation d’un paravent ou encore sur deux oreillers aux motifs distincts traçant une belle oblique dans le cadre, manipule doucement des logiques de pairage différenciées. Les images sont habitées par des grandes masses bipartites, par des blocs de différence montrés dans la simultanéité de leur existence autant que dans l’inconciabilité de leurs espérances respectives. Ainsi My Salinger Year s’avère être le film le plus achevé du cinéaste, un film de performances et de mise en scène, au sens le plus stoïque, professionnel et maîtrisé du terme, où les largesses sentimentales qui avaient pu déranger chez lui par le passé semblent s’être métabolisées dans un style totalement assuré, balancé par un regard précis et une dose de critique à la fois lucide et transformatrice. Pour paraphraser une de ses belles lignes, de « quite emotional », voilà qu’il atteint un équilibre « quiet emotional ». Une émotion tranquille, une douceur réconfortante, un cinéma attachant.
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