DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Hotel by the River (2018)
Sang-soo Hong

La neige veut-elle dire quelque chose ?

Par Maude Trottier

« La profondeur est un mot redoutable. Parce qu’on ne la rencontre jamais, on ne rencontre que des surfaces. La profondeur est imaginable ou imaginaire, mais on n’a jamais affaire à elle, ou alors très peu, dans une rencontre réelle, que ce soit avec quelqu’un, avec un paysage ou même un verre d’eau. Même la plus extrême attention ne pourra jamais faire qu’effleurer, et c’est uniquement cela, je crois, faire une expérience : ne faire qu’effleurer une chose, mais le faire bien, le faire lentement. »

– Jean-Christophe Bailly

 

Sans s’appuyer sur des manèges complexes, les films d’Hong Sang-soo mettent pourtant les mondes de ses protagonistes et la compréhension du spectateur en intrigue. L’anecdotique, le trivial, le banal y acquièrent un véritable statut spéculatif de même qu’une qualité énigmatique, à l’intérieur d’associations de temporalités qui participent autant de la quotidienneté que de sa mise en forme [1]. De ce point de vue, Hotel by the River nous a semblé faire un pas de côté en misant davantage sur des effets de spatialisation — et peut-être, ce faisant, en détournant un certain badinage d’usage. De fait, au souci d’incruster la narration dans des lieux, tel que le titre même du film nous invite à le penser, correspond une mise en images particulièrement soignée et absorbante, où l’épure franche des noirs et blancs n’est pas sans rappeler la facture des œuvres du photographe Hiroshi Sugimoto. En retour, ces images s’offrent à la réflexion libre de ses personnages (et à nous spectateurs), dans une mise en scène de l’étonnement d’être là ou au contraire, de ne pas ou ne plus y être. C’est sur l’exploration de ce « y » qu’il faut maintenant s’attarder.

Dès le générique de départ, qui s’affiche sous la forme de pictogrammes calligraphiés, formes noires sur fond blanc, le film émet un champ que l’on pourrait rapprocher de celui que Jean-Christophe Bailly appelle mimétique [2], entendant par là un procès de distance nécessaire à toute représentation que l’auteur noue à des substrats vides et à des gestes s’en emparant. Avec ses découpes de lumière et ses ombres portées, l’image inaugurale, montrant un homme grisonnant assis sur un lit, cadre tout à fait avec cette perspective, tant sa photogénie insiste sur l’idée ancienne d’écriture par la lumière. Or, lorsqu’il se lève pour aller vers la fenêtre, une caméra l’accompagne pour bien vite nous révéler ce sur quoi son regard s’est posé entre-temps. À travers l’épaisseur d’une triple mise en abyme du cadrage (le plan tient la porte qui tient la fenêtre qui entoure de son-armature le balcon aussi transparent), une figure sur la berge du fleuve apparaît de dos, longue et noire, imbibée de la solennité de la Rückenfigur, dispositif scopique et romantique par excellence.

En usant de plusieurs astuces visuelles en très peu de temps, l’ouverture du film porte ainsi le regard au centre du propos, nous voyant par surcroît regarder l’homme regarder la figure elle-même regarder le paysage. Ce thème du regard ne serait pas seulement l’affaire d’une picturalité de l’image cinématographique, quoique l’image apparaisse comme extrêmement composée dans ce film. Il nous a également semblé travaillé par tout ce qui forme l’éloignement, l’espace s’interposant entre les personnages, à travers divers jalons venant les faire se côtoyer et se rencontrer, mais aussi se rater et se chercher. Aussi les effets de spatialisation en jeu sont-ils autant d’appels au ralentissement contemplatif que l’occasion de mettre en scène de façon quasi théâtrale le temps et l’action des protagonistes, avec des entrées et sorties de champ parfois incongrues, dans une sorte d’obsession du liminaire et du liminal que figure d’emblée le lieu même de l’hôtel, où tout client est un étranger en transit, appelé à partir.

Mais que sont venus faire ces gens à l’hôtel qu’une taie d’oreiller, à un certain moment, identifie ironiquement au terme Heimat, cet intraduisible désignant tout à la fois le pays d’où l’on vient, la maison où l’on a grandi, le lieu où l’on se sent chez soi, en une autre marque d’insistance sur l’espace et de son inquiétante étrangeté ? Tous y convergent, en étant réunis autour des affects de Ho Youhg-wan, un poète hanté par un inexplicable pressentiment de mort dont il veut faire part à ses fils, et de Sang-hee, jeune femme faisant le deuil d’une relation amoureuse, qu’une amie vient consoler. La dialectique du vide et du plein, du dedans et du dehors, s’affirme donc également par le biais de parallèles déployés entre les deux groupes dont la nature respective est pourtant bien distincte. Par une sorte de mimésis narrative, chaque scène semble reprendre la précédente ou en déplacer un motif narratif en le retournant ou encore, en utilisant une même composition. Le film se présente en un cumul de symétries et de dissymétries entre les hommes et les femmes, où l’effet de miroir interroge la teneur des relations, l’affinité élective qu’elles tendent vers nous.

Dans le même temps, c’est l’écart entre les deux groupes et les personnages qui se révèle comme forme pensante, ce que rendent palpable les chassés-croisés dedans et autour de l’hôtel, qu’épaule une caméra épieuse, unitaire et continue qui s’attarde à fixer le vide des lieux alors que les protagonistes l’ont quitté ou encore, à faire apparaître des mouvements hors-champ en nous rendant conscients de ce qu’un personnage n’a pas vu. Ainsi lorsque Youhg-wan sort de sa chambre pour aller à la rencontre de ses fils, la caméra se tourne alors vers un embranchement du corridor pour révéler la présence latente de Sang-see, inaperçue par Youhg-wan, maintenant elle-même occupée à fixer le dehors depuis le dedans. Au sein d’un même lieu, les figures se partagent et se départagent l’espace, néanmoins empruntant les mêmes chemins, posant des gestes similaires, regardant les mêmes choses.

Une tournure similaire se produit avec les fils venus rejoindre leur père. Par un quiproquo absurde, père et fils parviennent, dans un premier temps, à ne pas s’apercevoir, dans le restaurant de l’hôtel où ils s’étaient donnés rendez-vous, un lieu pourtant totalement ouvert, éclairé par de larges fenêtres, où l’on se demande comment il devient possible de se rater. Comme ailleurs (une scène de In Another Country me revient en tête), la technologie n’y change rien, le portable se révélant totalement vain, comme si justement il en était d’un certain échec communicationnel (que rattraperont les échappées attendues du moment d’ivresse). Lorsque le père finalement retrouvera ses fils, c’est aussi en tentant de leur parler sourdement, dans une première amorce, à travers la cloison vitrée de la fenêtre, s’aidant de gesticulations. D’ailleurs, ce père tend à se volatiliser à répétition, laissant sans cesse ses fils en plan, qui, dès lors, s’occupent à le traquer, à le faire réapparaître, au rythme successif d’attentes et de rebonds, de réveils et d’endormissements.

Que font Hang-see et son amie pendant ce temps ? Elles échangent à propos de la rupture, l’une consolant l’autre avec grâce, elles s’ensommeillent, se réveillent, s’enlacent amicalement, boivent un peu de vin d’après-midi pour encore faire retour vers un sommeil qui semble si consolateur, en permettant de se disparaître à soi-même, le temps fugace de l’espace de la sieste. Dans sa belle lecture du film, Thibault Grégoire du Rayon Vert suggère que le récit des femmes encadre celui des trois hommes, celles-ci se faisant spectatrices de l’action des premiers. En effet, du moment qu’elles apprennent l’identité du poète, les deux amies deviennent attentives et discrètement espionnes, secondant de la sorte la caméra, approfondissant en le personnifiant le regard dont elle est porteuse. J’ajouterais dans cette foulée qu’elles s’élèvent à une forme de conscience du film, en s’interposant d’une part comme commentatrices de ce qui se passe et d’autre part, en offrant au poète la possibilité d’une sortie de lui-même par l’enchantement, à travers la passerelle des rencontres avec elles.

 

 

De fait, deux seules fois durant le film, les groupes s’interpénétreront, à l’initiative du poète. La première survient lorsque ce dernier va impulsivement à la rencontre de Hang-see et de son amie qui déambulent le long du fleuve Han, dont l’image rend silencieusement hommage à la poésie d’un Mizoguchi ou d’un Ozu. Comment autant de neige peut tomber si rapidement, se demandait l’une des femmes, avant que le poète n’interrompe leur conversation ? Étonnées, les deux amies s’interrogent également à savoir si la tombée de la neige ne voudrait pas dire quelque chose.

Pourrait-on lier le passage au noir et blanc — aussi de mise dans Grass (2018) — au gel affectif caractérisant l’état de deuil, entamé ou projeté, en jeu, ou à une stase du présent ainsi pris dans le passé, fût-il à venir ? Avec de vastes plages de lumière contrastante et des contre-jours francs, l’hiver convie à tout le moins une forme sublime d’austérité et le paysage enneigé du fleuve Han placarde Hotel by the River, à la manière d’images qui évoquent par moment d’anciens daguerréotypes. Lorsque les personnages ne sont pas tout entièrement retenus par sa contemplation tranquille ou inquiète, ce paysage si prégnant fait signe au travers de l’abondance de fenêtres, ces points de contemplation, ces seuils du regard, et des nombreux prismes visuels que l’on dirait soigneusement disposés pour varier le comportement de lumière, verres cristallins, draps d’une blancheur onctueuse, vêtement laineux de Sang-hee ou encore, manteaux et cheveux noirs sur fond blanc faisant écho aux pictogrammes de départ.

 

 

Bien que plus grave que ce à quoi nous a habitués le cinéaste, le film ménage son pathos en venant insérer dans la trame des effets comiques, au détour par exemple de l’interaction entre le père et ses fils qui offre à ces derniers de ridicules peluches, ou encore lorsque les femmes entendent le plus jeune des fils hurler à tue-tête hors-champ le nom du père encore momentanément disparu. De même, de longs dialogues dissèquent avec légèreté — hormis la scène à venir au restaurant où le soju opère la catharsis et voit s’enflammer les hommes — des questions originaires, par exemple pourquoi le père a-t-il nommé ses fils Kyung-soo et Byung-soo. À l’instar des références à une tradition picturale ancienne, l’explication paternelle s’ancre dans un schème de pensée qui fait retour vers la tradition. Ainsi nous apprenons que Kyung-soo et Byung-soo incarnent deux types d’esprits distincts, cependant solidaires dans leur complémentarité, l’un désignant le fait de venir du paradis et l’autre de marcher dans la rue, en un agrégat idéal de postures métaphysique et terrestre.

Comment habiter le monde en vertu de la rumeur de son prénom ? Une question qui ne se pose sans doute seulement suspendue sur le fil d’une temporalité généalogique sur le point de prendre fin. Comment poursuivre la route sans être étouffé par la mélancolie que la question suscite ? Peut-être en répondant simplement à l’invitation du père à tracer les pictogrammes qui définissent malgré eux les fils et ainsi créer de la distance (mimétique), en déposant sur le papier la charge de tout le bagage familial.

Un déplacement vers un restaurant du coin emporte le dernier tiers du film, selon l’obligatoire rituel de beuverie au soju. Par un concours de circonstances qui seul s’explique par la manipulation temporelle de la fiction hong sang-sooienne, tous et toutes se retrouvent attablé(e)s de part et d’autre, encore une fois solidarisé(e)s et maintenu(e)s à distance dans un même espace ténu. Le bruitage hermétique ressortant à chaque groupe, de même que le montage allant de l’un à l’autre, élabore une clôture entre les tablées. D’ailleurs, ce traitement des raccords est la seule occurrence d’une idée plutôt vague d’un champ-contrechamp. Dans l’ensemble des dialogues, les protagonistes, pris depuis les groupes dont ils sont issus, s’envisagent intériorisés par une caméra qui bouge sur elle-même. La liaison est sensible. Elle serait à tout prendre comme une figure du « y » sur lequel tient notre commentaire. Mais à vrai dire, les femmes discutent activement de la présence des hommes, l’une, retenue par l’autre, voulant rompre le pacte tacite qui les retient pudiquement au seuil de leur récit familial. Jusqu’à ce que le poète, échappant une fois de plus au regard des fils déjà sortis, s’engage ultimement vers elles, pour venir lire les poèmes qu’il écrivait le matin même avant qu’il ne les rencontre. Or qu’est-ce qu’un poème sinon qu’une « trouée de métaphores et de figures de toutes sortes », « la forme que prend l’espace et celle que se donne le langage », « le symbole même de la spatialité du langage littéraire dans son rapport au sens [3] » ? Jusque dans les écrits du poète, on retrouve la présence de l’espace comme objet de contemplation et comme point de liaison entre les personnages.

La neige est-elle seulement fruit du hasard ou destin d’un cosmos ainsi devenu lisible ? À la remorque de cette question des femmes, je me suis à mon tour demandée s’il n’y avait pas un sens au fait qu’un papillon trouva ce soir-là refuge et excitation sur l’écran du Cinéma Moderne, en venant épaissir la fiction ou la faisant sortie de son lit et porter le contraste des noirs et blancs à son comble. Avec ou sans la référence théorique aux lucioles de Pasolini (ici inversées à la Hong Sang-soo, en se profilant noir sur l’écran), cet unique papillon incongru a interloqué tout mon visionnement, en se posant comme un autre seuil, comme une autre contamination mimétique, un autre parallèle ouvert.

 

 


[1] Voir le beau texte de Christine Albert, « Ritualiser le quotidien (ou lorsque le quotidien devient rituel : mise en scène des gestes et des mots dans The Day He Arrives (2011) et Right Then, Wrong Now (2015) » (2016. Actes du colloque Arts et médias, Intérieurs du rituel : approches, pratiques et représentations en arts). J’en profite d’ailleurs pour remercier Christine qui, à son insu, m’a fait alors connaître Hong Sang-soo, par le truchement de sa présentation.

[2] Bailly, Jean-Christophe. 2005. Le champ mimétique. Paris : Éditions du seuil.

[3] Genette, Gérard. 1969. « La littérature et l’espace », Figures II. Paris : Éditions du seuil, p. 47.

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Critique publiée le 26 septembre 2019.