« The past is buried, but you have to dig it up. »
– Mike Hanlon, It Chapter Two
J’aurais dû m’en douter. Outre les quelques pointes à l’Amérique trumpiste que permet le récit initiatique brutal imaginé par Stephen King en 1986, c’est surtout pour sa valeur nostalgique que la Warner a sorti It des boules à mites. Quoi de mieux en effet pour trôner auprès des séries mnémocentriques à la Stranger Things (2016-) et Avengers (2008-) que cette histoire de créature surnaturelle confrontée et de jeunes banlieusards qui se transforment ensuite en adultes ennuyeux, condamnés à se remémorer inlassablement les aléas de leur enfance ? Quoi de mieux que ce second chapitre hypertrophié et procédural, où, en isolant chacun des personnages, puis en les réunissant maladroitement sous l’égide d’un désir commun de débarrasser le monde d’une menace monstrueuse, l’on reprend moutonnement la structure des films de Marvel ? Quoi de mieux, enfin, qu’une œuvre qui singe aussi mesquinement son public cible en capitalisant sur la nostalgie de la nostalgie ?
En tant qu’objet de consommation, It n’est pourtant pas si mauvais. La production (d’environ 70 millions) est somptueuse et la technique est triomphale. Le problème est d’ordre plutôt scénaristique : c’est le dispersement général du propos, les scènes d’exposition tronquées du début, la structure mécanique du récit, la caractérisation à la fois lacunaire et laborieuse des personnages, l’exploitation éhontée de la nostalgie généralisée, mais aussi cette espèce de mélange abrutissant des genres, de standardisation du genre, dont s’avère coupable la mise en scène. En effet, force est de constater que le film s’apparente plutôt au cinéma d’action fantaisiste qu’au cinéma d’horreur, avec ses courses-poursuites hyper-cinétiques, remplies de créatures (en CGI) et de musique orchestrale tonitruante (qui rappellent souvent le style de Sam Raimi), ainsi que son recours bancal à un humour ringard qui vient systématiquement désamorcer toute la tension. Le problème, bref, c’est la Marvellisation évidente de ce second chapitre, qui passe de 135 à 169 minutes rien que pour mieux accommoder une sous-trame superflue impliquant une quête d’artéfacts magiques, qui Kruegerise bêtement le méchant pourtant si raffiné interprété par Bill Skarsgård, et qui individualise à outrance une poignée de protagonistes interchangeables empêtrés dans des péripéties interchangeables, dissolvant ainsi l’idée même de confrérie symbiotique pourtant si prégnante dans l’épisode original. Ce qui nous reste à voir, ce n’est donc plus vraiment une exaltation du collectif, considéré désormais comme mode de collaboration obligée plutôt que de communion cathartique, mais un mélange grossier de récits individuels, une miction graisseuse d’ego surdimensionnés, comme on en verrait dans Avengers: Endgame (2019) ou dans The Expendables (2010-).
On se le dira tout de suite : 169 minutes, c’est trop long. Ça te bouffe une soirée aussi méchamment que Grippe-Sou bouffe la tête des enfants. Pour trop peu, d’ailleurs : pour une série de péripéties redondantes et systématiques qui mènent à un climax décevant où les protagonistes, après une course-poursuite de vingt minutes avec un gros clown-araignée, vainquent ce dernier en l’intimidant à mort. Les choses commencent pourtant « normalement », avec une agression homophobe dégoûtante contre le personnage de Xavier Dolan, que ses assaillants lancent ensuite dans la rivière où il est dévoré par Grippe-Sou. Certes, la métaphore du clown monstrueux ami des péquenauds réactionnaires n’est pas très subtile, mais ça va. D’ailleurs, le film ne proposera rien de plus terrifiant que l’attaque contre le pauvre Adrian (Dolan), attaque dégoûtante de brutalité, vraisemblable surtout, dans sa gratuité, et totalement exempte de l’humour gnangnan avec lequel le personnage de Bill Hader amenuise toute l’horreur subséquente. Rien de plus terrifiant sauf peut-être l’attaque misogyne dont est victime Beverly lors de son entrée en scène. Cela dit, nonobstant la violence complaisante qu’elle véhicule, l’introduction grossière des protagonistes adultes s’avère adéquate également, bien que ceux-ci soient tous incroyablement atones – leur seule valeur résidant en fait dans leurs alter ego de 1989. Et si la caractérisation est précipitée, au point d’en être parfois lacunaire dans la construction des personnages, ça fait néanmoins plaisir de retrouver la bande des Ratés. Le souper au restaurant chinois où ils se réunissent s’avère même mémorable, dans son écho plastique à Del Toro, mais surtout dans le spectacle si délicieusement méta d’une tablée de vieux amis qui ressassent leurs souvenirs d’enfance. Là où les choses se gâtent, et là où le scénario bifurque le plus significativement du récit original, c’est dans la mise à jour du rituel de bannissement, qui implique désormais que chacun des protagonistes parte à la recherche d’un artéfact nostalgique individuel : un marteau, un bouclier, un arc, un bracelet à électrochocs, un morceau de vibranium, les Gemmes de l’Infini…
Les choses se déroulent donc ainsi pour la majeure partie du film : chacun des personnages part de son côté dans un lieu générateur de souvenirs à la recherche de son petit artéfact, lieu où il croisera Ça et devra se replier. Le processus est systématique et ennuyeux : on accumule tant bien que mal les artéfacts au gré d’affrontements spectaculaires, mais expéditifs et inconséquents avec la créature. Pour mieux nous convaincre de l’importance de travailler ensemble, on effectue ainsi la ségrégation préalable des personnages. C’est le principe des Avengers appliqué aux Ratés, chacun possédant son chapitre individuel qui lui permet de développer son image de marque hors tout système de relation avec les autres membres du groupe, dont l’action commune est subséquemment plombée par l’importance des ego ainsi créés. Toute l’essence du premier film, c’est-à-dire l’exploration tendre et patiente des mécanismes de liaison interpersonnelle entre protagonistes s’évanouit alors et seul demeure l’attrait des flash-backs qui assortissent chaque séquence, là où nous est sporadiquement lancée, comme à des chiens bavant, la majorité de la « viande » narrative. Malgré l’excellente distribution, malgré Chastain, Hader et Mr. Personality lui-même, James McAvoy, on n’éprouve bientôt plus que le seul désir de revoir les jeunes acteurs du premier film, véritables révélations de l’entreprise, et on se retrouve alors coincés inexorablement dans un des engrenages les plus pervers de l’œuvre, dans un autre de ses paradoxes opératoires : la nostalgie.
Nombre d’observateurs ont déjà souligné le recours diégétique outrancier aux flash-backs, mais sans mentionner qu’il s’agit là de la raison d’être du film. En effet, non seulement est-ce que la minceur volontaire des personnages adultes nous fait-elle constamment regretter leurs incarnations juvéniles, mais la structure même du film privilégie la remémoration au détriment de l’anticipation. Le scénario a beau multiplier les commentaires sentencieux à propos de l’importance de grandir, le film se termine néanmoins sur l’image nostalgique des jeunes à vélo, les cheveux gorgés de soleil, et son montage oscille toujours subrepticement entre les lignes de temps. Les raccords sur le mouvement s’effectuent presque toujours du présent vers le passé, de sorte que, dans l’économie esclavagiste du film, l’un et l’autre finissent par s’entremêler totalement. Le spleen contemporain s’épanche alors systématiquement dans la félicité rétrospective, et le statu quo se trouve encore renforcé par les bonzes de l’industrie culturelle qui, en positionnant le peuple entier à reculons, l’empêche toujours aussi efficacement d’entrevoir l’avenir apocalyptique dont ils sont les artisans. L’idée même de récit initiatique s’en trouve travestie également, de sorte qu’il ne s’agit pas ici d’un film sur le passage, mais bien d’un film sur la stagnation : un marécage cinéphilique où seuls voudront s’embourber les partisans inconditionnels de la franchise.
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