DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Asako I & II (2018)
Ryûsuke Hamaguchi

Du spectre des sentiments

Par David Fortin

Malgré qu’il ait déjà cumulé une dizaine de réalisations depuis 2007, Ryūsuke Hamaguchi s’est surtout fait connaître ici dans la dernière année, soit depuis la sortie nord-américaine tardive (et limitée) de son ambitieux Happy Hour (2015). Film de plus de cinq heures, le plus long film japonais d’ailleurs, il est né d’ateliers d’improvisation qui exploraient les transformations émotionnelles de quatre femmes dans la trentaine et dont les liens entre elles et leurs proches se trouvaient ébranlés. Happy Hour, malgré sa production limitée, avait beaucoup impressionné et récolta quelques prix dans son parcours festivalier. Avec son nouveau film, Asako I & II, Hamaguchi trouve les moyens financiers et techniques nécessaires pour démontrer toute l’étendue de son talent cinématographique. Sous une apparence plus conventionnelle se cache une réécriture en profondeur du film romantique, dans lequel Hamaguchi poursuit ses réflexions sur l’amour, ses attentes, leurs sentiments et enfin notre habileté à les camoufler ou à les exprimer. La maîtrise du cinéaste à sonder la dynamique des relations humaines et à en construire des scènes fortes est encore une fois démontrée avec son dernier opus.

On y découvre d’abord Asako, une jeune femme timide vivant à Osaka, qui rencontre de manière très instinctive Baku, un jeune homme bohème qui se laisse porter par ses pulsions. Après plusieurs mois d’une relation passionnée, Baku disparaît de la vie d’Asako sans explication. On y découvre ensuite Asako, une deuxième fois, deux ans plus tard, vivant à Tokyo. Elle rencontre alors Ryohei, un jeune homme d’affaires réservé qui ressemble physiquement beaucoup à Baku. S’en suivront plusieurs années d’une relation plus tranquille qui se développe lentement. Dans cette deuxième relation qui évolue sur plusieurs années, le couple semble heureux. Mais à la manière de Scottie dans Vertigo, Asako est souvent perdue dans ses pensées, donnant parfois l’impression qu’elle cherche son ancien amant Baku à travers Ryohei, obsédée par un amour disparu.

À travers deux variations amoureuses, le film nous laisse découvrir toute la complexité des émotions qui traversent Asako et comment elle en cache autant qu’elle en révèle certaines facettes. Entre un amour passionnel qui a vivement brûlé avant de s’éteindre et un amour plus serein qui s’est développé lentement, Asako fait un étrange apprentissage sentimental, s’accrochant dans sa nouvelle relation au fantôme de l’ancienne, semblant insondable sur ses réelles motivations. Hamaguchi construit son récit dans une comparaison spéculative où le point de rencontre des variations, Asako, n’a de cesse de déplacer nos attentes.

Asako I & II traite donc des apparences, des non-dits qui communiquent souvent mieux les sentiments réels des personnages que ce qu’ils disent ouvertement, la sincérité de ceux-ci demeurant toujours fuyante. La scène du premier souper entre amis le démontre bien, lorsque Kushihashi, un ami de Ryohei, décide de briser la bienséance et de s’exprimer franchement envers Haruyo, qu’il vient à peine de rencontrer, pour lui confier à quel point il trouve sa performance d’actrice ordinaire. Le personnage allant à l’encontre des attentes et s’ouvrant plus honnêtement provoque un choc qui apporte à la scène un moment d’humour puisé dans le malaise de la situation. Pour ce qui est d’Asako et Ryohei, ce dernier lui cache sa crainte encombrante d’être quitté tandis qu’Asako garde pour elle l’écho vers un amour passé que Ryohei représente en partie pour elle. La tension constante du film repose sur ces non-dits et ces émotions étouffées, sur le désalignement temporel de l’amour, le danger de ne pas s’aimer au bon moment, laissant planer une ombre de catastrophe à venir (la révélation de ses sentiments, la concrétisation de leurs peurs ou de leurs désirs). La scène du tremblement de terre ne fait qu’accentuer ce sentiment. Ce moment sert en effet de séparation entre la tension des débuts de la fréquentation entre Asako et Ryohei et le réel développement de leur amour. Faisant résonnance aux non-dits des personnages, cette scène n’est jamais montrée, à l’image aussi des autres scènes d’accidents que le cinéaste maîtrise à merveille. Dans cette scène, Ryohei assiste à une représentation au théâtre alors que les lumières s’éteignent brusquement, laissant Ryohei (et nous-mêmes) dans le noir, vivant ce tremblement de terre à travers les sons ambiants. De la même manière, le réalisateur ne révèlera pas l’accident de moto impliquant Asako et Baku au début du film mais nous le fait plutôt découvrir une fois qu’ils sont étendus sur le sol, réservant la collision elle-même pour permettre au choc d’être expérimenté à rebours.

Hamaguchi avait déjà démontré cet art de l’ellipse dans Happy Hour, par exemple dans cette scène lorsqu’un accident de voiture blessant un des personnages est montré après l’impact, ouvrant le plan sur un camion qui recule lentement pour dévoiler la voiture percutée et son passager. Ces choix de mise en scène demandent au spectateur une observation active et intriguée de l’image pour y trouver des réponses. Hamaguchi a d’ailleurs révélé durant la classe de maître qu’il a livré à Montréal que c’est le cinéaste Kiyoshi Kurosawa qui lui a fait réfléchir aux différentes manières de mettre en scène des accidents lors d’un atelier de réalisation qu’il donnait. À ce sujet, on remarquera que les premiers croisements entre les personnages ont eux-mêmes des airs d’accident : la rencontre d’Asako et Baku au travers des pétards sur la rue, le chaos et le bruit les amenant à se voir, la caméra suivant les pieds de Baku se dirigeant rapidement vers ceux d’Asako. Le choc est physique. Tandis qu’avec Ryohei, le choc est psychologique, le chaos de la rencontre se trouvant plus dans le comportement et la communication d’Asako.

Malgré que tout cela puisse sembler dramatique, le film se permet beaucoup d’humour, y conférant une certaine légèreté qui n’est pas sans intelligence. C’est-à-dire que Asako I & II est le dyptique d’une rencontre qui, malgré ses airs de romance conventionnelle du départ, avance en brouillant les pistes et en détournant régulièrement les attentes. Le personnage d’Asako passe d’une affection exaltée qui se dirige rapidement vers un lent apprentissage de l’amour et de l’autre, d’un état de rêve vers une réalité éthérée dans laquelle elle semble flotter en attendant la possibilité d’un éveil (la traduction du titre original « Netemo sametemo » étant quelque chose se rapprochant de « pendant le sommeil ou l’éveil »). Cet onirisme éveillé donne parfois au film des qualités spectrales où l’amour est un sentiment qui penche souvent vers l’inquiétant et l’imprévisible, faisant poindre la présence fantomatique d’un être qu’Asako n’arrive pas à oublier. Même si Asako I & II n’atteint pas toujours la complexité émotionnelle de Happy Hour, Ryūsuke Hamaguchi poursuit avec ce nouveau film ses explorations relationnelles dans une œuvre qui démontre plus de moyens et qui s’en trouve plus accomplie dans la réalisation et le rythme des choses qu’il montre et de celles qu’il ne montre pas.

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Critique publiée le 21 juin 2019.