Une tempête se profile à l’horizon, et Taguchi, développeur informatique trouvé mort dans son appartement — son ordinateur corrompu par une présence fantomatique — sonne l’alarme. Avec Pulse (Kaïro), film phare de la « J-horror » (vague du cinéma d’horreur japonais ayant comme préoccupation principale de renouveler ses figures folkloriques en les infusant des enjeux technologiques de l’époque), Kiyoshi Kurosawa dévoile une œuvre clé, composée de visions prophétiques ; la mise en image, indélébile et prenante, des angoisses propres à la dématérialisation de nos outils de communication — à l’époque, éphémère, où les téléphones étaient encore bêtes, où un PrtSc relevait du code pour initiés et où le grésillement sibyllin d’une connexion câblée était encore menaçant, océanique.
À l’image d’un faisceau de données tranchant l’éther du virtuel pour établir un lien fragile à l’autre bout du pays, Kaïro obéit à une logique implacable, et oscille entre deux récits montés en parallèle, se recoupant au gré de la propagation d’un virus existentiel. Ni thriller d’enquête (comme Ringu avant lui) ou film d’horreur conventionnel, axé sur la révélation d’une menace surnaturelle, le film se construit plutôt telle une série de tableaux dès lors hantés : deux solitudes éventuellement reliées pour former une vision qui s’avère apocalyptique — le tournant du siècle montré comme un cataclysme inéluctable. Ici, les fantômes reviennent sur Terre, non pas pour se venger des vivants, mais plutôt pour fuir la solitude de l’au-delà : pour connecter.
Film réactionnaire, donc, l’impact de Kaïro demeure néanmoins intact car Kurosawa y embaume l’essentiel : le mal de l’époque, un mal au travers duquel nous vivons encore aujourd’hui, relevant de l’incommunicabilité et de la solitude, malgré les soi-disant fulgurances de nos sociétés réseautées. Kurosawa, non satisfait de simplement rendre ces « nouvelles » machines effrayantes et mystérieuses, cherche plutôt à exhiber l’espace mental qu’occupe un individu — un pays ? — basculant irrémédiablement de l’autre côté ; à spéculer sur les dégâts causés par l’atomisation des communautés, par l’effritement des espaces sociaux, et par l’aliénation qu’impose l’industrialisation sans fin qui régit nos sociétés, encloisonnées telles qu’elles le sont, devant (comme derrière) des écrans censés nous rapprocher. L’univers de Kaïro n’est que bitume, métal et plastique, un monde-fantôme érigé dans les ruines du miracle économique des années 80, anticipant en tous points la période récessionaire (la « décennie perdue ») des années 90 à 2000. La verdure de la serre où travaillaient jadis nos protagonistes n’est bientôt qu’un lointain écho d’un autre temps.
Les textures veloutées de la pellicule sur laquelle Kurosawa tourne son film, travaillée pour en saigner les couleurs, rapprochent Kaïro non pas du domaine virtuel dont il question, mais plutôt de la matière organique en décomposition : de la mousse, de la terre, de la rouille, ou du bleu d’encre de la mer avant la tempête — image sur laquelle s’ouvre le film. Car bien qu’on y traite d’un au-delà (in)visible, devenu accessible et concret par le biais de nouvelles technologies jusqu’alors inimaginables (voir : les vidéocassettes de Ringu, ou encore la caméra d’un Marebito à travers laquelle la peur est actualisée), Kurosawa ne signe pas un film froid, comme ceux qu’on lui connaît aujourd’hui. Kaïro vibre plutôt de ses gris ternes, ses clairs-obscurs et ses verts maussades, qui évoquent le passage d’un état organique à un autre — jusqu’à dévoiler que l’objet de notre attention (une bobine jadis projetée dans une salle sombre) n’est devenu qu’un écran parmi les autres : un signal numérique nous ayant hypnotisé le temps d’un « film ».
Suivant une même logique, Kaïro se dépeuple progressivement et l’ordre naturel des choses — celui du royaume des morts, des vivants, et de la mince membrane de l’immatériel qui se dresse entre les deux — s’en voit irrémédiablement inversé. Les personnages, reliés, puis anéantis par cette même connexion, disparaissent, puis se retrouvent, matérialisés, de façon improbable et déterministe, comme dans un jeu vidéo primitif. Une certaine logique narrative quitte le récit, mais c’est pour le mieux : dans un tel film, où il est finalement question de la solitude des morts vis-à-vis de l’aliénation des vivants, Kurosawa suggère que le rapprochement est inévitable. Après tout, dans un tel contexte, c’est notre vitalité qui est en jeu, qui nous échappe peu à peu tous les jours, irrémédiablement siphonnée à travers l’écran, ses circuits, jusqu’à nous dessécher, nous transformer en poussière, en cendres, prêtes à être éparpillées aux quatre vents d’un univers vacant où ne subsisteront que les machines que nous aurons inventées. I am become Death.
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