Post Tenebras Lux. Le « post » du titre est l’indicateur de ce que ce film joue dans les parages d’une temporalité autre que celle de la prime jeunesse. Et pourtant, c’est bien à partir de l’imaginaire d’une fillette que le film s’ouvre. Sur fond de ciel magenta, une caméra saisit cette minuscule habitée par l’enthousiasme massif de l’enfance, à la poursuite d’un bétail en pâture dans un terrain bordé de forêt montagneuse. Un halo obtenu par une lentille nimbe les figures, floutant leurs contours en une sorte de tremblé du réel. « Vaches ! », s’exclame-t-elle, « chiens ! », « ânes ! », ces quelques mots sus et énoncés haut et fort disent l’enchantement de fréquenter de près les bêtes dont on ressent toute la dangerosité. Elles aboient, meuglent, hennissent, galopent, bavent, copulent, bruissent et se meuvent, vivant leur vie battante en toute indépendance de sa vie à elle. Pourquoi cette fillette se retrouve-t-elle ainsi seule au milieu de ce cheptel sauvage et de cette nature ? L’inquiétude peu à peu point, ce que l’humeur du ciel soudainement animé d’éclairs, figure.
Puis nous voilà à l’intérieur d’un appartement plongé dans la pénombre de la fin de la nuit. La caméra erre, détaillant l’espace plein de marques d’habitation mais vide de ses protagonistes. Une porte s’ouvre d’où surgit une longue figure rougeâtre. Un diable nonchalant tenant une boîte à outils s’immisce dans l’univers domestique, emprunte le corridor, un enfant dans une chambre le toise à son passage. L’improbable créature ouvre la porte de la pièce adjacente et disparaît.
Ailleurs, des adultes dorment ; des pleurs d’enfant perforent le silence du matin, la mère se réveille ; sa nudité éclatante, charnelle, maternelle et sexuelle tout à la fois — le naked de Kenneth Clark comme opposition au nude [1] — aimante le regard. Un changement de point de vue net qui rassure et intrigue par rapport aux curieuses fantasmagories de départ, évocation douce de la sensation du pire que le film en ses abords fréquente et qui hante de loin le reste du visionnement.
Les parents sont beaux, attentionnés, tendres, encore jeunes dans leur vieillissement. Un petit garçon que le père surnomme le vers de terre, concurrence la présence de la fillette sur le lit parental, un lieu que la caméra proche de ses sujets nous montre tout aussi vivant et bruyant que ne l’était la vie animalière. Le troupeau humain se réveille et entame la journée, les chiens sont dehors, il faut les nourrir et ou du moins le père va-t-il les voir. Sans raison, ce père auquel on commençait déjà à s’attacher se met à battre violemment l’une de ces bêtes, la plus petite, la plus chétive, la plus belle, dans l’œil du témoin d’un employé se trouvant là. Passant devant le seuil de la porte — tout comme la créature vaguement chtonienne —, sa femme le somme de cesser.
L’incongruité dans le familier, la cruauté dans la tendresse, la brutalité du réel vécu à vif, thématisent ces premières séquences, auxquelles viendront se greffer les univers satellites de personnages secondaires via l’écheveau contrapuntique de l’écriture. Les images sont longues — la plénitude des secondes, des minutes — et pourtant le montage donne l’impression de procéder par saccades, conjuguant à la volée les figures vivantes, alternant à tout bout de champ les points de vue, en un travail de sape des hiérarchies présumées, des animaux aux humains, des travailleurs au maître, des enfants aux adultes, de femme à homme.
Dans cet univers, personne ne gagne ni ne perd. Il ne s’agit pas de ça ou du moins, si le film convie des rapports de pouvoir, c’est davantage pour les montrer comme des formes qui hébergent les nœuds intérieurs inhérents à tous ses sujets, en un champ mouvant et ténu des possibles.
Avec la contradiction pour partition narrative, le film avance, place des situations, les juxtapose, les procède, les rassemble, les croise, les détache, offrant de la signification immédiate ou mettant en échec son aboutissement. La narration est elliptique, elle brasse les choses, les fait s’entrechoquer, résonner entre elles ou encore mutuellement s’ignorer. Elle apprête le réel tout en le laissant à lui-même, non-dégagé de la gangue du hasard, encore pris dans la matière temporelle de la chose en train de se produire, tout près des gens qui ressentent sans avoir eu le temps de penser a posteriori.
Je suis ressortie du film de Reygadas avec cette impression lumineuse — oui le lux du titre — d’avoir vu quelque chose qui colle à un sentimentde ce temps de ma vie, impression de m’être adonnée à l’objectivation de cette subjectivité appelée platement crise de la mi-vie. Quelque chose que je vois rarement exprimé, embodied, incarné, pensé, distillé, dans les formes de la fiction des temps qui courent et qui aurait trait à la brisure narrative comme passage obligé et comme fécondité existentielle. Ce moment où nous nous retrouvons engoncés dans un récit autrefois projeté et devenu réalité patinée, obsolète, car vide de la naïveté du rêve que l’on entretenait vis-à-vis de la trajectoire de sa propre vie. Là où le récit de soi éclate pour reprendre son envol, dans un amoncellement de bris, de souvenirs, d’images, de bouts d’histoires tenant à l’aide d’une ficelle toute mince.
Quelque chose qui prend de court, envisageant un rapport au temps qui est celui du vertige, dès lors que le temps derrière soi se met à équivaloir celui devant soi, et que je cherche à comprendre, à saisir, en-dehors ou à côté de la sociologie du vieillir et des courants réflexifs de l’identité. Tout s’affecte, tout constelle, mais je pressens que ce que je cherche à épingler, si cela a certes à voir avec le vieillir des femmes et une critique du conformisme du chemin de vie qui, à la fin, me semble rattraper tout le monde, y compris les amis les plus récalcitrants — et peut-être en premier lieu, ces derniers —, doit d’abord se former dans l’humus et dans la profondeur de la forêt, à l’environnement émotif et visuel qu’elle constitue dans Post Tenebras Lux, à ce qu’elle accueille de pensées, de traitement, d’enfouissement, dans les effets ressentis du temps comme tel.
Cette forêt en effet semble absorber ce que le montage laisse en pan. Soit les trouées entre les récits de tout un chacun, cet espace toujours résiduel entre les gens, même proches. Outre le viatique que constitue la nature, ce sont les procédés qui opèrent la désidentification des personnages à eux-mêmes qui m’ont inspiré un certain réconfort, en s’offrant comme un écho rarement montré, m’a-t-il semblé, d’une forme de l’expérience. Comment montrer l’usure du temps, comment montrer le décollement du sujet, sa prise de distance vis-à-vis de lui-même ?
Le dévoilement toujours furtif et partiel des enjeux qui habitent les figures nous les fait fréquenter sans que l’on ne puisse les faire totalement siennes. Mais beaucoup plus tard durant le film, à ce moment où l’on en sait du moins assez pour saisir la teneur du conflit qui agite le couple, qu’on les ait vus aller au bordel, parler de sexe anal, toujours et déjà être parents, raconter des histoires, se buter au refus de l’autre, il se produit cette scène synthétique du malgré de l’amour qui vieillit. L’homme est cette fois en proie à la fièvre, il ne peut quitter le lit. Le clan se rassemble autour de lui davantage par habitude que par tendresse. Et puis, très vite, les enfants veulent passer à autre chose et la femme s’occupe d’aller ouvrir « internet », cette réalité périphérique qui pendant tout le film fournit matière à blague — « this thing with emails ».
L’homme lui a demandé de chanter une chanson, affirmant seulement vouloir écouter aujourd’hui, lui qui bouffe d’ordinaire la parole de l’autre tout en sommant de parler. Dans la pièce d’à côté, la femme se met au piano et entame, à la demande, une pièce de Neil Young dont on s’attend à voir la doucereuse et poignante sentimentalité faire vibrer cet instant fragile. S’élancent alors les accords plaqués et une voie féminine extraordinairement fausse, une voix sans talent que l’homme veut entendre du creux de son lit et qu’il rejoint de son propre chant. Les affects rivalisent entre eux, le rire du spectateur (du moins le mien) tempère le pathos, en le narguant. Et dans cet instant, plus personne n’est totalement le même, le monologue du fiévreux dont j’ai oublié toute parole pourtant culminante et essentielle, enchâsse cette autoréalisation comme pièce à conviction de l’ipséité, un thème qui court à travers tout le film.
Je me suis efforcée de ne rien lire sur Reygadas depuis mon visionnement — ou presque. Ce pensum finira sur un parallèle lointain à propos des inserts de séquences extrinsèques à la trame principale. Il y en a quelques-uns, de mémoire, une scène de chasse à l’aube avec des personnages dont on ne sait rien et puis, ces moments qui tranchent plus franchement avec le récit en montrant une équipe d’adolescents anglais se préparant à jouer au rugby. L’une des seules choses que j’ai lues à propos de Post Tenebras Lux est que ces scènes de rugby renvoient aux années de jeunesse du cinéaste alors qu’il étudiait en Angleterre. Il serait dès lors commode de penser le divers que saisit le montage sous les auspices de la réminiscence et il ne fait nul doute que la vie se mêle à la matière du film, car après tout, les enfants du cinéaste sont joués par les siens.
Cette façon de combiner les différents registres de l’image, imaginée, réelle, remémorée, narrée, brisée, m’évoque, par la négative, l’ouvrage de Philippe Alain-Michaud sur Aby Warburg [2] et le projet de penser le mouvement même des images, de l’histoire, des transformations, à travers les agencements inédits auquel procède l’historien de l’art. Ce livre déjà ancien participe d’une mouvance qui fait du montage un paradigme par lequel la pensée opère le multiple, sachant de la sorte unifier tout en conservant vives les idiosyncrasies, les marginalités, les hétérogénéités. Or, il m’a semblé que le tout le film de Reygadas misait davantage sur l’aspérité — par opposition à l’attraction — en tant que le vide, l’interstice, l’incommunication dans laquelle nous sommes englués, est ce qui, dans ce film, invente une procédure narrative.
Et de façon bien personnelle, j’assimile tout le film à la stase qui caractérise ce moment de la vie où un ancien sens du récit et du temps s’écroule pour laisser place à une nouvelle procédure d’un soi trop gorgé de mémoire pour se laisser domestiquer par la chronologie. Remaniement des mesures, où l’anecdote joue sur le même plan que la trame d’ensemble, où la vie de l’un échappe toujours à la vie de l’autre, en une série de faux-fuyants seulement toujours ouverts aux percepts haptiques de l’enfance.
[1] Clark, Kenneth. 1956. The Nude: A Study in Ideal Form. Bollingen Series XXXV, 2. New York : Pantheon Books. En ouverture de son propos, Clark profite de l’occasion des deux mots que recèle la langue anglaise pour proposer un découpage conceptuel entre la nudité réelle (naked) et la nudité artistique (nude), la dernière portant la tradition du canon héroïque comme condition de la représentation du corps dans la culture occidentale. Pour une critique de l’hétéronormativité de cette dichotomie, voir Nead, Lynda. 1992. The Female Nude : Art, Obsenity, and Sexuality. New York : Routledge. Il serait intéressant de réfléchir au corps cinématographique de la femme de chair dans Post Tenebras Lux — médialement et idéologiquement opposé à l’idéal sculptural du naked —, en tant que s’y condense un faisceau théorique allant de Nead aux Porn Studies en passant par Laura Mulvey.
[2] Michaud, Philippe-Alain. 1998. Aby Warburg et l’image en mouvement. Paris : Macula.
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