DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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BlacKkKlansman (2018)
Spike Lee

Mort d'une nation

Par Olivier Thibodeau

Tout est dans le titre : le résumé de la prémisse bien sûr, mais surtout l’idée d’hétérogénéité raciale qui règne depuis toujours aux États-Unis. Le Black Klansman est une impossibilité sociologique, au même titre que la paix sociale dans un pays bâti et régi par le racisme. C’est ce que Spike Lee s’affaire à nous démontrer ici, non seulement dans les parallèles qu’il établit entre l’intolérance actuelle et l’intolérance historique qui conditionne les rapports interraciaux au pays (par voie du controversé Birth of a Nation [1915] notamment), mais surtout dans le parallélisme d’un montage qui s’avère autant eisensteinien que griffithien, un montage d’opposition dans un film d’oppositions, dont les engrenages antagonistes nous rappellent sans cesse la triste leçon à tirer des événements de Charlottesville.

Dire qu’il s’agit ici d’un retour en force pour le réalisateur de Malcolm X (1992) est un truisme, étant donné la pertinence et la portée de l’œuvre, mais surtout du doigté dont il fait preuve dans les jeux de tons et de registres. L’humour bon enfant du scénario, sis quelque part entre White Chicks (2004) et The Departed (2006), parvient donc sans cesse à nourrir la trame dramatique du récit, exacerbant l’absurdité crasse d’une économie interpersonnelle basée sur le racisme, comme dans cette scène délirante où la femme d’un des klansmen, dans une posture d’amoureuse transie, déclare rêveusement : « depuis le temps qu’on parle de tuer des nègres ; c’est finalement en train d’arriver ». Il est dur de ne pas rire face au ridicule du personnage, mais il est également dur de rire, étant donné le caractère monstrueux de son assertion. Or, c’est précisément sur ce genre de confusion que joue ici l’auteur, qui multiplie les points de tension entre la dérision des dogmes suprémacistes et le triste spectacle de leur perpétuation historique. Le plus intéressant mécanisme frictionnel de l’œuvre, garant d’une efficacité quasi universelle, se retrouve par contre dans le rapport cyclique qu’il entretient entre intellectualisme et populisme, situant l’oeuvre à mi-chemin entre la culture pop et l’analyse critique de celle-ci.

Lee met cartes sur table d’entrée de jeu, chapeautant son œuvre d’une introduction succincte, mais infiniment complexe où sont tour à tour mis à mal les classiques hollywoodiens Gone With the Wind (1939) et Birth of a Nation, cible de prédilection du réalisateur, qui en parachève ici le travail de déconstruction amorcé avec The Answer (1980). Le rideau s’ouvre donc sur Scarlett O’Hara qui, lors d’une scène emblématique du film de Victor Fleming, erre parmi les rangs de soldats sudistes blessés à la bataille d’Atlanta, cadrée par une caméra qui lentement recule pour dévoiler l’étendue des dégâts, incluant les lacérations subies par le glorieux drapeau confédéré. La séquence est montrée telle quelle, de sorte qu’il revient entièrement au spectateur d’y voir là une vision nostalgique du Sud sécessionniste ou un simple pamphlet anti-guerre. L’intention du réalisateur se clarifie pourtant dès le tableau suivant, où Alec Baldwin se dédouble en Dr. Kennebrew Beauregard, fripouille à chemise aux cheveux graissés dans le style des années 50, professant la haine raciale dans une série de bloopers détonants où il peine à répéter la ligne officielle (soufflée en voix off par une scripte). Le prélude polarisant amorcé plus tôt avec la remise en question de l’archétype o’harien, celui de la Southern belle, se poursuit ainsi avec la dérision de l’engeance inconcevable que constitue « l’intelligentsia » raciste, laquelle ne constituera jamais rien de plus que le masque aveuglant d’une philosophie dogmatique. Ce que dévoile ainsi le réalisateur, c’est la logique du racisme institutionnel, produite par le concours du mimétisme, du biais scientifique et de l’iconographie propagandiste, exemplifiée ici par une série de séquences tirées du film de Griffith. Il ne reste plus alors pour étoffer la matrice formelle qu’à capitaliser sur l’opposition graphique pourvue par l’introduction du protagoniste, entre le plan en plongée du jeune homme sur le trottoir, et le plan en contre-plongée de la banderole où il mire l’avis de recrutement émis par le corps de police local. C’est le noir du bitume contre la blancheur des cieux, assise d’une mécanique oppositionnelle que le film répétera ensuite systématiquement, concrétisant ainsi sans cesse le leitmotiv du conflit.

BlacKkKlansman est un film de conflits, conflits de tons et de registres, mais aussi de moyens et de destinées, soulignés à l’aide de brillantes séquences alternées, qui, dans une logique souvent anti-griffithienne, visent à isoler plutôt qu’à lier les individus filmés. La construction séquentielle de la discussion téléphonique entre Ron Stallworth et David Duke, où l’alternance du champ-contrechamp correspond à une alternance dans l’inclinaison des cadres, constitue un exemple probant de cette tactique, puisqu’elle implique non seulement deux regards irréconciliables, mais deux façons distinctes de représenter les Noirs et les Blancs. Le processus prend même des proportions dantesques dans le spectacle parallèle des rencontres klanesques et estudiantines (conduites par le Colorado College Black Student Union). « White power » crient les partisans de la doctrine suprémaciste, pour qui le spectacle de la violence raciste est un joyeux divertissement ; « Black power » crient leurs détracteurs, pour qui le souvenir ancestral de la violence raciste est source d’une furie antagoniste. Cette opposition s’incarne parfaitement dans les figures politiques polarisantes que sont Kwame Ture et David Duke, qui tour à tour, défendent ici leurs points de vue à l’égard d’une guerre raciale qu’ils jugent inévitable. La différence entre ces deux figures réside pourtant dans leurs zones d’influence respectives, Ture se produisant dans un bar, sous le regard scrutateur des policiers qui, sitôt sa sortie de l’endroit, l’expulsent hors de l’état, tandis que Duke brigue sans embâcle les hautes sphères de la politique fédérale, pavant ainsi la voie à son successeur idéologique, le sordide Donald Trump. Les nombreuses références de l’auteur à l’histoire du cinéma lui permettent également de cimenter cette idée, via le choc entre les éléments de « haute » culture que constituent les classiques hollywoodiens susmentionnés, colporteurs « légitimes » du métarécit de la domination blanche, et les représentants de la « basse » culture que sont les classiques du blaxploitation mentionnés par Ron et Patrice, de simples récits policiers pour la plupart, colporteurs du métarécit de la justice criminelle, lequel bénéficie paradoxalement l’institution blanche.

Le métarécit de la justice criminelle est intrinsèquement mensonger, chose que s’efforce de prouver la frange procéduro-révisionniste du cinéma documentaire contemporain, à travers des films comme The Thin Blue Line (1988), West of Memphis (2012), Making a Murderer (2015), et surtout The Central Park Five (2012), dont l’objet d’étude est justement le racisme sous-jacent du système de justice étasunien. C’est un tel leurre qu’il infecte même le protagoniste du présent film, dont la foi candide en l’establishment policier est presque touchante, garante en outre d’un processus de désillusion nécessaire puisque, même s’il parvient finalement à mater le Grand Dragon coloradien conformément à la loi, il n’arrive pas à endiguer les activités de ses sbires, dont les croix de feu continuent à embraser l’horizon. Il n’arrive pas non plus à prévenir les événements du 11-12 août 2017, que Lee ressasse en fin de parcours, question de suppléer une dimension temporelle à son analyse structurelle des conflits raciaux aux États-Unis. Misant sur le pari historique et formel de l’opposition, il crée ainsi l’image d’un peuple intrinsèquement, et désespérément schizoïde, divisé depuis sa naissance sur des lignes de fracture raciales que l’opportunisme politique n’aura de cesse de raviver, et ce jusqu’à la mort annoncée des valeurs égalitaristes et démocratiques pourtant inaliénables censées en constituer l’âme.

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Critique publiée le 28 août 2018.